Archives mensuelles : novembre 2012

Les pieds dans le tapis.

(Pour Mr. Q.)

Alors voilà M. Q., 56 ans, ivrogne incorrigible, qui est ce qui se rapproche le plus du Baba au rhum humain. L’alcool l’a tellement confit qu’il croit que je suis capitaine de navire (ou Genghis-Khan selon les jours) et que l’aide soignante est Mata-Hari.
Je n’ai jamais envahi la Chine, l’aide soignante n’a jamais trahi qui que ce soit. Promis.

Le corps de Mr. Q. : quatre allumettes, une flasque de whisky au milieu.
La peau de Mr. Q. : plus ravinée que le lit du Gange, plus couturée de cicatrices que le visage de Ribéry.
Les pieds de Mr. Q. : un sous-bois après la pluie, des cèpes, des girolles. Y a moyen de cuisiner 1324 omelettes. La mère Poulard serait folle de joie.

Il y a quatre ans : Mr. Q. était VRP, marié, père, il avait une maison, une voiture, une TV.
Puis : il a perdu son boulot, l’a caché à sa femme, qui l’a su, l’a quitté. Envolées la maison, la voiture, la TV !
Et comme : il n’avait plus ses parents, pas de frères, pas de sœurs, pas d’amis -parce que oui, ça existe des gens sans amis- il s’est retrouvé sur la chaussée, avec sa b…e, son couteau, son cœur en miettes.

J’apprécie Mr. Q.

Parce que personne n’est à l’abri de se prendre les pieds dans le tapis de la vie et de dégringoler l’escalier social.

J’aime comment la médecine a cassé mes préjugés, je veux dire : j’aime VRAIMENT comment la médecine a cassé mes préjugés.

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La nana qui vendait du rêve.

Alors voilà Mme R., mignonne, 32 ans, 4h du matin, décide d’aller aux urgences pour écarter un cancer du cerveau (4 heure : heure des tumeurs).
Symptômes et examens concordent : oui elle est migraineuse, non ce n’est pas une tumeur, oui elle peut rentrer chez elle.

À mon réveil le lendemain, sur ma messagerie :

“C’est Odette des Urgences, il faut ABSOLUMENT que tu viennes, on a porté une lettre pour toi !”.
Moi je comprends :
“C’est Odette des Urgences, tu as merdé, Mme R. est morte, on a porté une lettre, (l’assignation du juge ?), tu vas passer le reste de ta vie en tôle à te faire enfiler par tes co-détenus à coups de graviers multicolores.”
Puis je me rappelle : on est en France, la Justice n’est JAMAIS aussi rapide. Ouf !

Passages croustillants (à peine exagérés) de la lettre :

“Bonjour B., je suis Mme R., la photo-phonophobique de cette nuit. Vous êtes charmant, j’irai bien boire un verre avec vous. En ce moment ma dépression va mieux, mon médecin m’a dit : prends des initiatives ! même si c’est pas toujours rose à cause de mon mari. Boxeur pro, il a parfois la main leste sur moi ou les petits, surtout depuis qu’il s’est cassé le tibia contre une porte. Il n’était pas comme ça avant de prendre du Rispersal… N’appelez jamais après 20h s’il vous plaît… ”
Well : l’option gravier multicolore en prison parait finalement moins dangereuse…

J’aime vraiment ma petite vie tranquille, je veux dire : j’aime VRAIMENT ma petite vie tranquille.

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Bobo la foufounette ?

Alors voilà la petite Madison, 4 ans, aux Urgences, douleurs abdominales et fièvre.

Sa mère : le regard vide, hâte d’en finir. Elle se tient loin de sa fille, comme si celle-ci était contagieuse ou, pire, absente de la pièce. Je m’applique, l’interrogatoire est difficile, la petite est fatiguée. Si elle n’était pas malade, on pourrait croire qu’elle n’est pas très heureuse. Y a peu d’amour dans cette chambre.

Je finis mon examen et, pour ne pas rater une cystite ou une pyélonéphrite, je ressors mes cours de Tolkien cinquième année et demande en langage Hobbit :

– Quand toi pipi, bobo la foufounette ?
La petite ouvre des yeux ronds comme des hublots. En montrant son pelvis du doigt et mimant une grimace de douleur :
– Quand toi pipi, haï-haï-haï bobo la foufounette ?

Va falloir que je révise mon cours de langue pour Grands-Pas perdus en Territoire Hobbit…

Sa mère, impérieuse et lasse :
– Mady : réponds au monsieur !
La petite a l’air perdu. Ses hublots sont de plus en grands : deux immenses fenêtres vertes.
Sa mère, plus fort :
– MADY ! Réponds !
– Ce n’est pas grave, je vais faire autrement, essaie-je de temporiser.
La mère, qui ne m’entends pas :
– MADY ! Quand tu vas pisser, ça te brûle à la chatte ?

Tiens, on ne me l’avait jamais faite celle là !
Ma faute ? J’ai voulu parler Hobbit quand il aurait fallu parler la langue du Mordor.

Je déteste comment certains gamins tirent les mauvaises cartes en naissant, je veux dire : je déteste VRAIMENT comment certains gamins tirent les mauvaises cartes en naissant.

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La petite fille qui faisait de grandes bêtises.

Alors nous voilà, le SAMU et moi, appelés dans un internat à 3 heures du matin pour une ado de 17 ans. Tentative de suicide.

Elle s’est pas ratée la jolie gamine aux longs cheveux noirs ! On arrive : le pompier est épuisé de la masser, je prends sa place, je masse comme j’ai jamais massé de ma vie, avec des Abracadabras au bout des doigts. Le chef intube. Je prie, je masse, je m’épuise aussi, je veux devenir magicien. Ou Jésus ! en voilà une bonne idée : demain, je deviens Jésus et je ressuscite les jolies gamines aux longs cheveux noirs qui font des bêtises. Parce que faut pas déconner, 17 ans !

Donc : je masse, je prie, je pense à elle, à Jésus, à Harry Houdini habillé en Jésus, à elle encore, à toute la vie qui l’attend.

Bref, finalement, elle meurt.

Sur son bureau : une lettre pour le petit frère. On ramène le corps sur le lit, son pied heurte le mur, une photo tombe : elle, en Été, en train de se faire tresser les cheveux par une dame aux mêmes cheveux noirs. Y a des parents, à l’autre bout du département, qui sont en train de dormir sans savoir qu’une photo vient de tomber à 3h du matin…

On remonte dans la voiture, personne ne parle. Parasites sur la ligne interne : dans notre radio on entend l’autre équipe, parti sur un accouchement.

D’un seul coup, les cris stridents d’un nourrisson : 3kg200, masculin, APGAR 10/10, en pleine forme.

Je pense à Jung, toujours sur son nuage, en train de faire des doigts à Freud et à Lacan. Il doit dire à Freud un truc du genre : “Tu la sens, là, ma grosse théorie de la synchronicité ?”

Qu’est-ce qu’on fait après une nuit comme celle-là ? On appelle sa famille, on leur dit ce qu’on ne dit pas assez souvent parce qu’on est trop con, puis on attend le soir avec fébrilité : on va au resto (cher le resto), on va boire (cher la bibine), danser (jusqu’à avoir mal aux pieds), faire l’amour (longtemps faire l’amour) puis dormir trois jours d’affilée avant de partir dans un monastère tibétain pour devenir bonze… et finalement revenir parce que : soit la vie a un sens et il est trop compliqué à déchiffrer, soit elle n’en a aucun et alors il vaut mieux manger, boire, danser et faire l’amour le temps que ça va durer.

Je crois que je me pose trop de questions, je veux dire : je suis sûr que je me pose VRAIMENT trop de questions.

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Le stakhanoviste du toucher vaginal…

Petit souvenir de l’externat :

Alors voilà le dernier jour de stage, service du grand Professeur A.
Prof. vérifie que nous ayons bien effectué tous les gestes cliniques exigés par la fac. Mes co-externes et moi avons tout fait sauf le sacro-saint toucher vaginal.
Pr. A s’emporte : “Quoi ? Ce n’est pas fait ! Vous ne quitterez pas le service sans l’avoir fait ! Toi tu vas chambre 112, toi tu vas chambre 113, toi tu vas chambre 114, toi tu vas chambre 115…”
L’externe : ” Mais la 115 c’est un homme !”
– Alors chambre 116, et toi, me fait-il, tu prends la 117. Et n’oubliez pas de bien palper le col utérin.
Chambre 117… : Mme Z., parkinsonnienne, démente, le regard flottant et toujours inquiet. Une pauvre et minuscule petite chose… Je referme sa porte, doigtier lubrifié au bout du doigt, nausée au bord des lèvres. Je le fais ? Je le fais pas ? J’attends en souriant à Mme Z. Je lui tapote la main pour la rassurer (temps moyen estimé d’un toucher vaginal digne de ce nom : 5 min).
Au bout des 5 min, je ressors de la chambre.
“C’est fait”, je lance au Pr A. en mentant de façon déconcertante.

Il me tape sur l’épaule. Cela fait vieux Sioux fier du jeune indien après son rite de passage, celui où il a été enduit de miel et attaché à un poteau avant d’être livré toute une nuit aux morsures des fourmis rouges pendant que sa tribu danse autour de lui en égorgeant des poules.
Et moi, à ma grande honte, de penser : “je demanderai à ma copine. Après tout elle me doit bien ça : le mois dernier elle a menti en faisant semblant d’avoir validé la pratique du toucher rectal prostatique”…

J’aime pas trop les rites de passage, je veux dire : je me méfie VRAIMENT des rites de passage.

(On les dénoncera QUAND, ces genres de comportement ???)

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Le jardinier du couloir.

Alors voilà M. H., 86 ans, qui attend depuis un moment dans les couloirs de l’hôpital. Je ne sais pas pourquoi il est là, aux urgences. Comme j’en ai déjà quatre autres sous le coude je passe/repasse devant lui sans vraiment le voir…

Il agrippe ma blouse, chevrote :
– Dis-moi petit, il faut que j’aille changer l’eau des olives…

Moi, pressé, en parlant haut comme on parle haut à tous les vieux même ceux qui ne sont pas sourds (si si cela arrive !) :
– VOUS ÊTES AUX URGENCES. VOUS VOUS OCCUPEREZ DE VOTRE JARDIN PLUS TARD.

Lui :
– Pas la peine de crier, je suis pas sourd ! Et je vous parle pas de mon potager, fait-il en désignant d’un index rageur son pelvis, je vous parle que j’ai envie de pisser !

Well ! Il parle de ces olives-là…

J’aime les expressions des vieilles personnes, je veux dire : j’aime VRAIMENT les expressions des vieilles personnes.

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Le Numéro 114 et ce putain de Grec !

Petite anecdote, souvenir de l’externat aux Urgences :

Alors voilà le détenu numéro 114 qui s’amène à 2h du matin : la gueule en sang, deux policiers devant, deux policiers derrière, une paire de menottes aux poignets et une chaîne qui court entre ses chevilles. On lui a défoncé le nez en prison. Je dois l’examiner, il me regarde, ne me reconnaît pas, je le regarde et je suis sûr de moi. C’est lui. La petite frappe, celle de l’école primaire, celle qui me mettait la boule au ventre quand j’allais en classe, qui piquait mon argent de poche et me jetait à terre avec ses potes pour se marrer.
On en a tous UN comme ça dans nos souvenirs, n’est-ce pas ? Et bien moi, c’est lui. Je me rappelle son nom par cœur.
Je pense très fort à ce putain de grec qui nous a pondu un serment à la con, “Hippocrate” paraît qu’il s’appelle… J’éteins mon cerveau reptilien qui susurre “si t’appuies un peu plus fort sur son arête nasale au cours de l’examen, qui le saura ?”.

Putain d’Hippocrate !

Il doit y avoir un nuage la-haut, un gros flocon où se disputent Jung, Freud et Lacan. Jung doit s’étouffer de rire en voyant une telle synchronicité.

Je mets des gants et m’applique du mieux que je peux.

Je crois qu’on est toujours vengé dans la vie, je veux dire : je suis VRAIMENT sûr qu’on est toujours vengé dans la vie. Au moins 114 fois.

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Charlie et la Chocolaterie…

Alors voilà le corps humain, capable de s’épancher par tous les trous et de multiples façons :
– nez et oreilles : rhinorrhées claires et purulente, rhinorrhée antérieures et postérieures, rhinorrhée cérébro-spinale, épistaxis antérieurs, épistaxis postérieur, otorrhagies.
– tractus digestif haut : hématémese, crachats claires et purulents, expectorations rosées, expectorations claires, vomissements fécaloides, vomissements alimentaires, vomissements biliaires,
– tractus digestif bas : selles normales ou couleurs mastic, méléna, rectorragies de sang clairs ou foncés, diarrhées aqueuses, diarrhées glairo-sanglantes, stéatorrhées.
– organes génitaux externes : leucorrhées blanchâtres ou verdâtres, hémospermie, sperme, ciprine, ménorragie, ménométrorragie, menstruations, spotting.
– urètre : urines claires ou foncées, hématurie microscopique, hématurie macroscopique, pus, fécalurie.
– poumons : pleurésie claire, pleurésie purulente, pleurésie néoplasique, pleurésie sérofibrineuse.
– abdomen : ascite inflammatoire, exsudative, transsudative, chyleuse.
– espace péridural : liquide céphalo-rachidien claire, liquide céphalo-rachidien foncé, liquide céphalo-rachidien purulent.
– les yeux : rien que des larmes. Rien d’autre (ce qui, soit dit en passant, me parait VRAIMENT suspect…).

Le corps est une machine qui nous fait, tous, couler quelque part de quelque chose.
Le corps est une usine à faire pâlir de ridicule la Chocolaterie de Charlie.

Un dernier verre pour la Route…

Alors voilà Mr. E., 46 ans, sa peau est jaune comme l’écorce d’un pamplemousse, il est en pleine gestation d’une ascite à faire pâlir de jalousie une parturiente enceinte de quadruplés. Mr E. est un peu prêtre : il a marié une cirrhose alcoolique à un carcinome hépatique. Ça a fait des bébés : métastases osseuses, pulmonaires et cérébrales. Mr. E. est un perfectionniste : “quitte à faire un cancer, autant le faire bien”. Il appelle ça ” réussir son grand Chelem…”.

On veut qu’il soit confortable, on lui demande ce qui lui ferait plaisir. “Un croque-monsieur et un dernier whisky pour la route.” On a beau chercher, le whisky n’est pas dans les recommandations de la Haute Autorité de Santé. Tant pis, on se débrouille pour lui trouver une bouteille, que nous faisons entrer clandestinement dans le service, cachée sous la blouse -pour ne pas déclencher l’hystérie sauvage des autres patients en pleine cure de sevrage. Mr E. mange son croque-monsieur, boit son verre avec délectation puis il meurt dans la nuit.

Au matin, quand on l’emmène, je vois qu’il a un sourire jusqu’aux oreilles. Il l’a eu, son dernier whisky pour la route…
Et Dieu sait si la Route est VRAIMENT longue.

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Il boit pas, il fume pas, mais qu’est-ce qu’il…

(Petite scène à laquelle j’ai assisté)

Alors voilà S., jeune interne, 29 ans, dont on se moque un soir à l’internat parce qu’il a -disons les choses simplement- une sexualité pléthorique et décomplexée.

– La maladie ça poisse, explique-t-il. Quand je sors de l’hôpital, j’ai besoin de me sentir vivant. Il faut que je touche une peau qui ne soit ni flétrie, ni ridée, ni ouverte en deux, une peau sans cicatrice. Je dois tenir un corps qui ne demande pas grâce -ou seulement celle qu’il souhaite que je lui donne-, un corps sans souffrances, avec des yeux sans larmes, avec une bouche sans plaintes à exprimer. J’en peux plus de la douleur des autres. Je veux de la jouissance bien portante, de la sensualité en bonne santé…

Il ajoute en riant : Et je vous emmerde !

On désigne l’énorme trace qu’il arbore dans le cou :

– Les suçons, c’est pourquoi ?

Lui, d’un ton docte :

– Pour vous rappeler tous les jours qu’il y a d’autres moyens d’avoir des hématomes que les accidents de voitures ou les surdosages en anti-coagulants.

On est un peu (mal) barré quand on est interne, je veux dire : on est VRAIMENT (mal) barré quand on est interne.

“Que devrait être le corps ? Un objet de pur plaisir et de pure liesse.”
A. Nothomb.

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