Archives mensuelles : novembre 2016

La délicatesse.

L’histoire c’est Petit Bleu, si vous voulez raconter, c’est ICI

Alors voilà, je suis flic et je n’ai même pas 2 ans de maison ce soir de novembre-là… La soirée a été calme et on en a profité pour manger un morceau au central lorsque la radio nous appelle. “C’est pour un Delta-Charlie-Delta”. Une personne décédée à domicile. 

On repose les gamelles, puis on se rend sur les lieux.

On arrive devant l’appartement, la porte est entrouverte. Ouf, de la famille sur place ! Ça nous retire un poids…

Un couple nous accueille. Je me souviens de l’homme, la quarantaine, taillé comme un rugbyman, les yeux rouges. C’est le fils.

On demande si on peut rentrer. On s’essuie les pieds sur la paillasson. On serre la main. On dit bonsoir et on se sent immédiatement très con de l’avoir dit.
Il a la gorge nouée, le fils… Il a du mal à nous parler et nous désigne la chambre. Je le remercie et lui dis qu’il peut m’attendre dans le salon pendant que mon collègue relève son identité. Il a l’air soulagé. Personne n’aime voir le cadavre d’un proche…
J’entre dans la chambre, où je trouve une mamie comme toute les mamies : petite, très maigre, les cheveux blancs et la chemise de nuit. Elle est tombée de son lit et gît face contre le sol. A côté d’elle, une bouteille de gin bon marché et assez de médicaments pour ouvrir une pharmacie.

Constatation sans appel : mamie a décidé que 82 ans était un âge respectable pour mourir… Allez hop ! Alcool, drugs et rock’n’roll ! En route pour les nuages roses et les licornes arc-en-ciel…
Je vais parler au fils avec douceur. Il propose un café. Lui tourne à l’alcool et allume sa cigarette avec le mégot de la précédente. J’accepte le café, je devine qu’il a besoin de penser à autre chose, de retrouver des automatismes, de reprendre le contrôle sur la situation même si ça se limite à la préparation d’un Nespresso. 
En attendant, je réclame un médecin sur notre radio. Étrangement, vous pouvez être tout ce qu’y a de plus mort, tant qu’un médecin ne l’a pas déclaré, vous êtes officiellement toujours en vie. 

Après 3 heures d’attente et une dizaine de coups de téléphone à différents organismes, un médecin arrive. Je passerai les détails sur son besoin pathologique de jouer dans un épisode des experts à Miami et de mener l’enquête à notre place, toujours est-il qu’il constate le décès de mamie. 
L’histoire aurait pu/dû s’arrêter là. Merci docteur. Au revoir docteur.

Mais non. C’est à peu près à ce moment-là qu’il est venu parler avec le fils.

– Vous avez la carte vitale de votre maman ?

Surprise. Je ne suis pas médecin, alors je me dis que, peut-être, il doit bloquer sa carte pour éviter des fraudes ? J’en sais rien, moi.

– Non. Vous ne l’avez pas ? Ah mince. Vous avez la vôtre ?

Le fils :

– Euh… Oui…

(Dans ma tête, c’est “mais qu’est-ce qui se passe ?”)

– Vous pouvez me la passer, s’il vous plaît, je mettrai la consultation à votre nom.

(PUTAIN DE BORDEL DE MERDE ?!?!? J’ai dû mal entendre. J’interviens.)

– Excusez-moi docteur, mais l’officier de police judiciaire vous a fait une réquisition. 

(En clair ça veut dire qu’on l’oblige à venir et que c’est l’état qui paye.)

– Oh oui mais ça prend trop de temps. Alors que si monsieur me fait un chèque, je serais payé de suite, et de toute façon il sera remboursé par la sécu…
Je l’avoue là, à ce moment précis, j’ai eu envie de lui casser la gueule. Hélas, je suis quelqu’un de civilisé, alors je me suis retenu et on est reparti en pensant que les médecins étaient tous des bâtards qui te laisseraient crever sur le carreau si t’avais pas une carte vitale et un chéquier… 
…puis je suis sorti dans la rue et de l’autre côté j’ai vu le cabinet de LA Vétérinaire. Je me suis souvenu que ça faisait déjà 3 fois que je lui amenais des chiens errants. Pas de réquisition. Pas d’argent pour la consultation. A chaque fois elle les a auscultés pro bono, sans rien d’autre que le sens du devoir et peut-être aussi l’amour de ses “patients”. 

Alors je me suis dit que comme dans tous les métiers, il suffisait d’un seul médecin mal luné, désabusé ou souffrant d’un cruel manque d’empathie pour mettre à mal la réputation de toute une profession. 
Je suis rentré au commissariat en me rassurant que tout les médecins n’étaient pas comme lui. J’ai eu une petite pensée pour tous les urgentistes et leur travail ô combien difficile. J’ai eu une pensée pour ce fils de quarante ans qui pleurait sa mère et qui avait dû payer 70 euros pour qu’on lui certifie qu’elle était morte.

Alors au petit matin, sans échanger un mot, nous sommes rentrés dans nos maisons. 

Et on a tous appelé nos mamans.

La bulle de Monsieur Positron.

Alors voilà, à 8 heures, j’étais en visite hebdomadaire chez M. Positron, un chic type qu’un ivrogne en voiture a percuté il y a six mois. Trois mois de coma, un mois d’hospitalisation, le retour à domicile, la kiné, les fixateurs externes, le lit médicalisé, la psy, les infirmièr-e-s…Néanmoins, il garde le moral, monsieur Positron. Il ne se plaint pas. Il ne se plaint jamais.

(…)

À 9 heures, au cabinet, j’ai reçu une patiente, madame Normale, qui malgré un régime pauvre en sel avait encore une tension artérielle trop haute. Pour la troisième fois ! Moi, peut-être parce que j’étais encore tout habité par le drame de monsieur Positron, j’ai dit un truc du genre :« Bon, vous avez de l’hypertension, on va commencer un traitement, car c’est un facteur de risque cardio-vasculaire majeur…etc. ».
Et là… madame Normale a pleuré. Paf ! D’un seul coup ! Sur le moment, je n’ai pas compris pourquoi : ce n’était qu’une hypertension, allons ! Pas de handicap, pas de kiné, de fixateurs externes, ou d’immobilisation au lit ! Puis… Puis j’ai pris conscience que madame Normale n’était pas avec moi, ce matin, devant monsieur Positron et ses malheurs longs comme le bras. ELLE N’ÉTAIT PAS AVEC MOI.

Je crois que madame Normal pleurait et que c’était… plutôt normal (?) quand on vous annonce que vous prendrez un médicament, tous les jours, jusqu’à la fin de votre vie, pour diminuer le risque d’AVC ou d’infarctus. 
Je crois que j’ai merdé, ce matin-là. J’étais dans ma bulle « Monsieur Positron » . Faut que je crée une bulle pour chaque patient. Puis faut que je sorte de cette bulle, ENTRE CHAQUE PATIENT.

L’unité.

En cette semaine morose, où les soignants ont manifesté, je voulais leur rendre hommage quand Mélody, psychologue à lire ICI, m’a envoyé ce texte que je relaie.

Aujourd’hui, Madame Tendresse a saisi mon bras, l’a passé autour de son cou pour que je l’enlace, puis a posé sa tête tout contre moi. Madame Élégance, qui pense vivre dans un hôtel cinq étoiles, m’a demandé de m’asseoir près d’elle pour m’apprendre à jouer au bridge. Madame Détresse, cherchant désespérément son frère, a souri lorsque je l’ai invitée à danser, puis a ri de tous ses yeux lorsque nous avons fait quelques pas de tango. Madame Palabre m’a raconté quatre fois qu’elle avait travaillé à la Samaritaine, tandis que son amie, Madame Austère, lui chuchotait régulièrement à l’oreille que j’étais vraiment une belle fille. Monsieur Distingué s’est illuminé lorsque je lui ai rappelé sa passion pour le violon. Madame Détresse a finalement oublié son frère et a entonné la Java bleue avec enthousiasme. Madame Mano, ancienne couturière chez Dior, aux doigts déformés par l’arthrose, m’a remerciée chaleureusement lorsque je lui ai rappelé que nous allions bientôt coudre ensemble avec une grosse aiguille à laine. Madame Tendresse m’a demandé de la biser sur la joue, puis sur l’autre, sans oublier de biser sa voisine qui en avait elle aussi bien besoin. Monsieur Bricolage a déménagé une table et une chaise, puis a embrassé la tête de Madame Élégance, qui l’a invité à s’asseoir à la table pour faire un bridge. Madame Palabre a demandé trois fois si nous allions dîner ce soir, inquiète de voir à la fenêtre le voile sombre de la nuit qui vient. Madame Tempo s’est déplacée toute la journée en dansant, entraînant avec elle les soignantes amusées. Madame Colère a eu une grande discussion incompréhensible mais néanmoins très affectueuse avec Madame Tendresse, qui l’a sensiblement apaisée par son regard bleu océan et son incommensurable gentillesse. Madame Sourire a égayé la journée de sa belle dentition blanc-éclatant. Madame Palabre a trouvé que ça papotait sec, dans le petit salon du fond, elle qui ne peut s’empêcher de tout commenter. Monsieur Doux a appelé plusieurs fois sa maman, de sa voix de petit garçon aimant, puis m’a expliqué que ses parents étaient toujours là, à ses côtés. Toujours. Madame Discrète, enfin, a tout écouté, tout observé, a haussé les sourcils, les épaules, a souri, a fait la moue. Cachée derrière de lourdes lunettes, appuyée sur sa grande canne gravée de son nom, elle a assisté au spectacle poétique, parfois absurde, empreint d’amour et d’humanité, de la vie en “unité Alzheimer”…

La médecin qui était aussi une humaine.

Photo du designer/plasticien et poète Benjamin Isidore Juveneton (dont je vous recommande chaudement le Dictionnaire Optimiste). 

Témoignage de V. 

(V. n’est pas qu’une initiale, c’est un être humain qui lira probablement les commentaires, donc soyons humains et respectueux avec elle, SVP) :

J’ai 34 ans, je suis mère de famille et médecin généraliste. 

Et j’ai fait une erreur. 

Je l’ai appris lundi matin.

Et tout s’est écroulé.

Je n’ai pas mangé pendant 36 heures. J’ai dormi 3 heures la nuit dernière. J’ai pleuré. 

J’ai fait une erreur, bordel ! Une erreur de jugement qui a eu des conséquences dramatiques pour ma patiente !

J’ai pensé à ces longues années d’études, à ce sentiment d’échec qui me collerait à la peau toute ma vie si je fermais la page de la médecine générale à cause de ça.

Alors j’ai pris mon téléphone pour chercher du réconfort auprès des confrères. Je cherchais honteusement celui qui avait vécu “pire que moi”. Je l’ai trouvé. Et il travaillait encore ! Je cherchais à entendre “J’aurais fait pareil que toi”, et je l’ai entendu — mais du bout des lèvres et avec d’autres mots. Alors je n’y ai pas vraiment cru. 

J’ai entendu que c’était normal de faire des erreurs, que ce n’en était même pas vraiment une, que je devais penser aux patients que j’avais bien soignés.

Mais je n’y ai pas cru non plus.

Alors j’ai bêtement tapé sur google : “Je suis responsable d’une erreur médicale”. Et je suis tombée sur des sites reprenant les termes “Je suis victime d’une erreur médicale”, mais rien sur le vécu du soignant. Rien. Un tabou. 

Alors j’ai été fâchée. Fâchée contre ce monde qui n’imagine pas une seule seconde la souffrance qu’on ressent quand on a commis une telle erreur ! Fâchée contre ceux qui sont les premiers à cracher sur les médecins en commentant les articles qui relatent ces erreurs, cachés derrière de faux profils Facebook. Fâchée contre cette société qui fait taire les soignants ayant à porter ce fardeau sur les épaules toute leur vie.

[…]

J’ai appelé le mari de ma patiente. Je lui ai dit. Tout. Que je regrettais de ne pas avoir vu, que je regrettais de ne pas avoir fait. 

“Ne vous en voulez pas trop, hein ?”, m’a-t-il répondu gentiment. Mes épaules ont tout à coup été un tout petit peu moins lourdes.  

Il n’imaginera jamais le bien qu’il m’a fait. Pas plus qu’il n’imaginera les seaux de larmes que j’ai versés et que je verse encore. Parce que la bienveillance de ce patient ne suffira pas. Il va me falloir un long travail pour parvenir à surpasser mon sentiment de culpabilité.

Mais il faudra bien y arriver. Pour moi, pour mon entourage, pour mes futurs patients. 

Et pour mes enfants : ça fait une semaine que mon époux leur dit que je suis malade et qu’ils pensent que j’ai un gros rhume.

Et le pire dans tout ça… Le pire… c’est que ce n’est certainement pas la dernière fois que cela m’arrive. Parce que l’erreur est humaine, parce que les soignants ne sont pas des machines.

Et parce que moi aussi, je suis humaine.

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((((((( PS : je n’ai pas pu modérer les commentaires ces derniers temps sur Facebook car ils étaient trop nombreux. Je suis désolé pour ceux qui ont pu être offensés par certains propos blessants, racistes, etc. Ils ne reflètent en rien ce que je pense (je sais “je n’ai pas à me justifier”, mais c’est pour répondre aux messages “comment peux-tu laisser les gens écrire ça ?” Sous-entendu “tu cautionnes”. Il y avait 6000 commentaires ( 6000 !), et j’ai un vrai travail dans la vie (et accessoirement, j’ai une vie tout court). Bisous à toutes et tous.)))))))))

Photo ci-dessous : Benjamin Isidore Juveneton