Archives mensuelles : juin 2018

Des vacances.

Bonjour à toutes et tous,

Pas de chronique cette semaine.

Mais une nouvelle, parue dans le magazine ELLE.

“Elle s’appelait OCTAVIA”

Écrite avec le coeur.

J’en profite pour vous dire que je vais prendre quelques semaines de vacances ici (je travaille tout l’été au cabinet médical).

Je termine les corrections de mon prochain roman, qui ne devrait pas tarder à trouver les étals de vos librairies…

Une tumultueuse et romanesque épopée sur l’Amour pendant la Guerre.

Je vous reviendrai à la rentrée en bonne forme.

Comme l’indique l’article ci-après, j’officierai tous les lundis en tant que chroniqueur sur France Inter.

Bonne et douce journée à toutes et tous,

Baptiste.

Celle qui avait peur de son patron.

La photo, c’est moi, à suivre ici.

(L’histoire c’est T, médecin généraliste, l’écriture c’est moi)

Alors voilà elle venait très maigre, très pauvre, très digne, elle me demandait de lui prescrire des compléments nutritionnels pour cancéreux parce qu’elle n’avait pas de quoi bouffer assez, et trop d’orgueil pour pointer à la soupe populaire.

Je lui disais que je n’avais pas trop le droit, que ce n’était pas indiqué dans son cas, mais je trichais quand même et elle repartait avec sa prescription.

Un jour elle est venue, ça lui faisait mal et c’était moche : une petite boule sous le sein.

Je pense : « Bordel, ça pue la mauvaise nouvelle ce truc », alors je dis : « Je voudrais qu’on fasse rapidement une échographie. »

J’appelle, dégote péniblement un RDV dans la journée.

Deux mois plus tard, elle est revenue. La petite boule avait triplé de volume.

Son patron avait refusé qu’elle aille à son RDV pendant ses heures de travail.

« J’avais peur de le fâcher alors j’y suis pas allé ».

Note pour plus tard : toujours faire un arrêt de travail et ne jamais présumer de la grandeur d’âme des Hommes.

Oui, j’ai haï le patron, pour qui cette femme que je soigne et que j’ai appris à aimer, pour ses fêlures, ses bosses, pour qui cette femme donc, n’était qu’un sac de viande et de tendons bon à décharger des colis en travaillant au noir et c’est tout.

Les cancérologues l’ont confirmé : je vais pouvoir lui prescrire des compléments nutritionnels anti-cancéreux en toute légalité, maintenant.

Pas longtemps, je pense.

Ça ira vite (ça aussi, les spécialistes me l’ont confirmé).

Elle a un fils de 11 ans.

Le désert en bas de chez soi.

(Photo du génial GELUCK)

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Alors voilà, les déserts médicaux, tu imagines que ça touche surtout les endroits isolés, le fin fond de la Creuse, les plateaux d’Auvergne, etc ?

Moi aussi, j’ai longtemps pensé ça.

Puis j’ai vu, en l’espace de six ans, ce qu’était un autre visage du désert médical.

Et ça touche tout le monde. Les habitants des grandes villes aussi. Je ne parle pas QUE des délais hallucinants pour avoir un rendez-vous avec un spécialiste (coucou les ophtalmologues !).

Ce matin, entre 9 heures et 13 heures, j’ai vu 27 patients et patientes.

Je ne sais pas combien de temps durait une consultation moyenne avec un médecin en 1980.

Mais je sais que si vous prenez 4 heures et que vous les divisez par 27, vous obtenez 8 minutes 88888888888 secondes.

Moins de médecins, c’est plus de malades pour NOUS, et donc moins de temps disponible pour VOUS.

Le désert médical, c’est aussi ÇA.

Une salle d’attente pleine, et un jeune médecin plein d’illusions qui, tandis qu’une femme pleure devant lui, regarde fugitivement le coin inférieur droit de son écran d’ordinateur.

L’heure.

Il la regarde, pense à tous les autres, dans la salle d’attente, qui s’impatientent.

La patiente a vu mon regard.

Elle a séché ses larmes, mis son mouchoir dans la poche, et s’est excusée de m’avoir pris « trop de temps ».

Personne ne devrait s’excuser de pleurer dans cette société de merde.

Personne.

L’histoire d’une femme.

(Photo : R. Magritte)

Témoignage recueilli et écrit par la romancière et sage-femme (et amie) Agnès Ledig.

Alors voilà, c’est l’histoire d’une femme…

Je ne la connais pas encore. Je la vois en urgence, parce qu’elle appelle au secours, parce qu’elle ne dort plus, qu’elle est sur le point de vaciller. Je n’ai qu’un pauvre petit créneau de trente minutes pour tout découvrir d’elle, et tenter de lui donner quelques outils avant qu’elle ne reparte vers la nuit suivante. Je ferai ce que je peux…

Elle a accouché il y a quelques jours seulement. Premier bébé.

Enfin…

Pas tout à fait.

Elle a accouché il y a quelques jours seulement et elle n’en dort plus.

Elle pense trop.

À l’autre.

Elle a attendu d’avoir vingt-huit ans pour envisager un enfant, avec un conjoint attentionné et une situation de vie rassurante et propice à l’agrandissement familial.

Oui, mais.

Il y a eu cette autre grossesse inopinée, il y a quelques années, dans un autre contexte, avec un autre géniteur, et une situation ni propice ni rassurante. Tellement difficile, même, qu’elle a préféré l’interrompre, et fuir (le géniteur).

Oui, mais.

Ce n’est pas si simple quand on est une femme, quand on porte la vie, quand on doit cesser de le faire, et qu’en plus c’est volontaire. C’est difficile, parce qu’outre le jugement des autres, il y a sa propre culpabilité d’en décider ainsi, sa propre tristesse de laisser partir ce bout de vie qui s’était installé au chaud, et auquel on s’était déjà attaché. Parfois, on s’y attache dès le deuxième trait du test de grossesse, même si l’idée d’être enceinte, à ce moment-là, est une catastrophe en soit.

C’est toute cette culpabilité, toute cette tristesse que Lucille me raconte pendant de longues minutes. Elle s’était déjà attachée à ce bébé, elle lui avait même donné un prénom, mais elle ne pouvait pas le garder, de peur de lui offrir une vie de peines. Elle avait mis des couvercles bien lourds au dessus de tout cela. Un pour la culpabilité, un autre pour la tristesse, un troisième pour que ça tienne, et que rien ne déborde.

Mais une nouvelle grossesse, et tout explose, les deux couvercles et le troisième, et la voilà qui replonge plus fort encore dans la tristesse et la culpabilité. Et pourquoi ce bébé-là a droit à la vie et pas l’autre ? Ses mots sont très forts. Très durs envers elle-même. Les larmes coulent, parce que le nouveau bébé est là, qu’elle l’aime, mais qu’elle n’en dort pas.

Je commence par mettre des mots sur sa peine.

Vous vous sentez coupable n’est-ce pas ?

Oui.

Et vous vous étiez déjà attachée à ce bébé…

Oui, je lui avais même écrit un poème.

Et cette nouvelle grossesse vous rappelle qu’il y a eu la précédente.

Oui. Je me sens très mal depuis que je suis enceinte.

Mettre des mots sur les maux, c’est déjà mettre du baume sur les plaies, parce qu’elle sait que j’ai entendu son chagrin, que je le comprends. C’est comme prendre dans les bras, avec la parole.

Premier pas.

Le deuxième sera de lui donner quelques éléments de ma boîte à outils. Quelques phrases sur des petites cartes, pour l’accompagner.

“Je fais de mon mieux,

Dans le respect de moi-même,

Avec les cartes de l’instant,

Le reste appartient à la vie.”

Nous décortiquons ensemble. Elle a fait de son mieux il y a quelques années. Elle était dans le respect d’elle-même en prenant cette décision, parce que le futur père la frappait, et qu’ajouter un bébé au tableau aurait été de l’huile sur un feu déjà insupportable. Les cartes de l’instant n’étaient pas propices à une poursuite heureuse de cette grossesse.

Le reste appartient à la vie.

Je lui demande si, par hasard, ce bébé qui s’est invité par surprise à ce moment-là ne serait pas venu juste pour lui permettre à elle de partir. Parce que ce sont les faits. Parce que donner un sens aux choses douloureuses permet souvent de les apaiser.

Elle acquiesce. L’envie d’y croire.

Le deuxième outil sera donc un arc-en-ciel d’amour de cœur à cœur, à imaginer dès qu’elle pense à lui tristement, pour mettre un peu de couleur et une jolie émotion sur la mélancolie. Puisqu’elle l’a aimée cette petite entité venue pour ce morceau de temps, infime à l’échelle de l’univers, mais si révélateur pour elle. Je lui propose même de le remercier, ce foetus, pour ce qu’il a fait pour elle, et de lui laisser une place dans le cœur. Puisqu’elle l’a aimé.

Puisqu’elle l’a aimé, mais qu’elle a fait de son mieux avec les cartes de l’instant.

Elle pleure toujours, mais cette fois-ci de soulagement.

Je suppose qu’à son propre jugement s’ajoute depuis des jours, des semaines, des années, celui qu’elle imagine chez les autres. Mais qui serais-je pour oser en faire de même ? Elle est venue parce qu’elle va mal, parce qu’elle cherche de l’aide. On n’assomme pas quelqu’un qui est déjà au sol. Encore moins quand il vous tend la main, confiant, en vous demandant de lui porter secours.

Je lui donne donc la petite carte du non-jugement, puisque la décision lui appartient. À elle et à elle seule de « juger » de ce qui fut bon pour elle il y a quelques années.

Ces femmes qui sont mortes sous les doigts et l’aiguille à tricoter des faiseuses d’anges, elles ont fait de leur mieux avec les cartes de l’instant… et on les jugeait.

Ces femmes qui ont souffert le martyr quand on arrachait de leurs entrailles un possible qui ne pouvait pas y rester et à qui l’ont disait « ça vous passera l’envie de recommencer », elles ont fait de leur mieux, avec les cartes de l’instant… et on les jugeait.

Lucille, il y a quelques années, n’est pas morte, n’a pas souffert le martyr dans son corps, mais elle a trimballé pendant tout ce temps le poids énorme de la culpabilité, qui aurait pu peser sur cette petite fille, née il y a quelques jours.

Mais Lucille sourit en face de moi. Elle a compris, entendu, intégré qu’elle a fait de son mieux, dans le respect d’elle-même. Elle sourit parce qu’elle se sent légère.

Plus besoin de couvercles, ni un, ni deux, ni trois, puisqu’elle y a mis à la place de la bienveillance, de la reconnaissance, et un bel arc-en-ciel d’amour pour ce bébé qui n’a fait que passer…