Archives mensuelles : novembre 2017

Tu peux (suite)

Alors voilà, il y a ce message, reçu de la lectrice m’ayant raconté l’histoire publiée jeudi dernier ICI :

« Je voulais vous dire qu’hier soir j’ai contacté l’une de vos lectrices de l’association SOUVENANGE qui avait publié un commentaire sous mon histoire expliquant le but de l’association.

Elle va retoucher les photos que j’ai eues de Corentin pour que j’ai autre chose que le souvenir de ce petit corps meurtri qui a du appeler au secours et que je n’ai pas su entendre…

Et cela c’est grace à vos lectrices et lecteurs et c’est un premier pas dans mon travail de deuil que vous, elles et eux avez rendu possible…

Encore merci. »

(SOUVENANGE est une association gouvernementale à but non lucratif qui offre aux parents qui le souhaitent :

– des photographies de qualité professionnelle de leur bébé décédé, en intervenant à la maternité,

– un service de retouche des photographies existantes, a posteriori).

Puis cet autre, beau, et doux et lumineux message, de la même lectrice (tout ça, c’est grâce à vous toutes et tous 🙏🏻) :

Bonjour Baptiste,Je voulais juste vous mettre en copie les réactions de mes filles a la publication de votre texte.

Voici celui de ma S. (ma cadette de 20 ans) :

« le texte est très beau… les commentaires aussi. je trouve ça super courageux de ta part davoir réussi à parler de ce qui sest passé, et de nous l’expliquer à V. et moi à travers ce texte ! en tout cas sache que même si j’ai pu te reprocher un manque de contact physique (et encore je me souviens pas que ça m’ait vraiment marquée?) j’ai jamais considéré ça comme une preuve que tu étais une mauvaise mère au contraire, tu le montrais juste autrement, et je sais que V. le sait aussi »

Et celui de V. mon aînée de 22 ans :

« Ne t’inquiète pas, S. et moi comprenons. Notre petit frère aussi comprendra quand il sera en âge de comprendre. On t’aime comme tu es et ce sera toujours le cas ! »

—-

Publié avec son autorisation, évidemment.

Tu peux.

Alors voilà, on est en 1993, tu as 23 ans. Tu es enceinte. Heureuse comme peut l’être une femme quand une grossesse désirée avec un homme désiré se déroule parfaitement.

Parfois il te regarde,

Tu caresses ses joues, de la paume d’une main puis de l’autre,

Tu l’aimes, tu le touches,

Puis un jour, en juin, tu te sens fatiguée. L’Homme Désiré te dit : “viens !”

Hôpital. Échographie. Mains d’hommes froides qui vont et viennent sur ton gros ventre. Voix inquiètes qui s’élèvent, discutent entre elles, avec des acronymes comme HRP, MFIU…

Bébé ne bouge plus, ne bouge pas, ne bougera plus.

Après on t’oublie dans une salle…

“On déclenche l’accouchement et là on n’intéresse plus personne… 6 heures, peu après l’expulsion, on me met mon fils dans les bras… je ne comprends rien… je n’arrive pas à le regarder… il est tout bleu couvert d’hématomes… je ne peux le garder dans mes bras…”

Même après, tu n’as pas réussi à aller le revoir dans son petit cercueil blanc.

Depuis, tu ne peux plus embrasser câliner, toucher, serrer tes autres enfants… L’Homme Désiré te dit insensible… frigide, même, tu vis chaque rapport avec lui comme un viol depuis 25 ans… tu as mal… à chaque fois… tes filles ont 20 et 22 ans, ton fils 8 ans… tes filles t’ont reproché longtemps ce manque de contact physique…. toi, tu es triste, tu sens la même distance s’installer avec ton fils… tu te sens coupable de ne pas être meilleure mère… et tu as peur.

“Ce jour-là, en 1993, quelque chose s’est cassé en moi”. La peau de l’Autre, la peau des Autres, ça n’a plus jamais été possible, après. Tes paumes ont perdu le chemin.

“Les Autres l’ont oublié mais moi je ne l’oublierai jamais”.

Il s’appelait Corentin.

Alors moi j’écris pour toi, pour te dire ça : ton deuil existe, il est reconnu. Ta souffrance est reconnue. Tu n’es pas coupable. Arrête de te punir. Tu peux pleurer. Tu as le droit. Et tu n’as pas à te sentir obligée de continuer ton fils en t’empêchant de vivre, de câliner, d’embrasser, de toucher et d’aimer ceux qui restent. Tes mains perdues, tes mains sans chemin, tes mains qui ne peuvent plus toucher, je les enlève et je les mets ici, en photo, sur cette page pour toujours. Tu en as de nouvelles maintenant. Avec lesquelles tu peux.

Tu peux.

Tu peux.

Tu peux.

Tu peux.

Tu peux.

Tout est politique

Alors voilà, l’autre jour, un auteur auprès duquel je déjeunais, un auteur qui vend beaucoup de romans, a dit :

« Moi, je ne prends jamais position sur les réseaux sociaux ou dans mes livres. Je reste neutre »

Il a expliqué : « plus on reste neutre, plus on a de lecteurs et lectrices » [ou moins on en perd, plutôt].

Parler, c’est risquer de déplaire.

J’ai tenté un timide : « Rester neutre, c’est déjà prendre position ».

La neutralité a été, est, et sera toujours un choix politique.

Je ne sais pas comment font les gens pour vivre en paix avec notre époque, ou pour en donner l’impression.

Pour gérer leur hypersensibilité et le quotidien d’un monde injuste où la bonté est malmenée de toutes parts. Pour emmener le silence avec eux, le promener par devant eux.

Je ne peux pas.

On ne peut pas se taire. On ne doit pas.

Et je surestime peut-être les lecteurs et les lectrices, mais j’ose espérer qu’on peut lire l’article d’un romancier ou d’une romancière qui aborde un sujet de société (au hasard, un article portant sur la PMA, la vaccination, la représentativité des personnages LGBT+ au cinéma) ne pas être d’accord avec lui/elle, et ne pas pour autant se dire « puisqu’il ne pense pas comme moi PLUS JAMAIS JE NE LIRAI SES LIVRES, NA ! ».

On est humain. On essaie. On espère. On se regarde, on échange, on réfléchit, ON SE PARLE. On ne se tait pas. Pas pour du fric. Pas pour cette raison-là. Toutes les raisons sont valables, mais pas celle-là. Pas quand on écrit. Pas quand une bonne fée s’est perchée sur votre berceau au jour de votre naissance et a dit « Tu seras archi-nul en sport, mais tu écriras, et tes frères humains et tes sœurs humaines te liront ».

Non ?

(Bref, comme vous le lisez, je ne flippe absolument pas de la façon dont vous ressentez l’aspect parfois franchement militant de ce qui se passe ici… Je sais que je modère les commentaires à la hussarde, mais c’est dur de gérer tout ça, tout seul, après mes journées de boulot et une sensibilité à fleur de peau qui me punira toujours bien plus que le déplaisir que vous pourriez éprouver en constatant que j’ai supprimé, arbitrairement, un commentaire… 🙏🏻♥️)

Tout est politique, comme disait Thomas Mann. Je voudrais que tout soit respect et amour.

Malheureusement, on ne choisit pas. Alors on se bat ?

On se bat. Oui.

Les jeunes et Bernard Pivot.

Hier, j’ai parlé devant 150 étudiants et étudiantes en médecine de la faculté de L…

Je n’ai pas bien les mots pour dire à quel point ils et elles sont belles.

L’humanité de leurs questionnements, de leurs fragilités, de leurs inquiétudes, de leurs rires…

Là, il me revient ce cinquième année qui, dans la soirée, m’a pris à part et m’a avoué en chialant : “je n’arrive pas à voir les patients déments comme des vrais gens. Je me dis que ce sont des coquilles vides, juste des corps, et je sais que c’est faux, et j’ai honte de penser cela, j’en ai tellement honte que je n’en parle à personne, mais ça me ronge”.

Il y a eu encore ce quatrième année qui, hospitalisé après un acte désespéré, a eu droit à une perme spéciale de son psy pour venir m’écouter, et pour lequel je n’ai pas su, pas pu trouver les mots qu’il aurait fallu pour lui faire comprendre qu’AUCUN métier au monde, aussi difficile soit-il à apprendre, ne vaut le prix d’une vie.

Mais n’allez pas croire, hein ! J’ai trouvé hier des jeunes ouverts, joyeux, heureux, capables d’une grande introspection, remplis d’une volonté de “bien faire”, et de regarder les patients et les patientes en face, d’humain à humain.

Ma parole vaut ce qu’elle vaut, mais pour celles et ceux qui me lisent ici, je voudrais vous dire : croyez-moi, il y a vraiment de quoi être confiant et confiante.

Des paillettes pour BB

Je n’arrive plus à entendre un patient ou une patiente me dire “j’ai plus d’appétit…” sans que surgisse dans ma tête un chanteur en smoking à paillette qui répond “…QU’UN BARRACUDA !”.

HELP ! Venez m’appuyer psychologiquement aujourd’hui et demain, au salon du Livre de Brive, où je vous attends nombreux et nombreuses.

#claudefrançoisihateyou

#jeveuxlamemeveste

#etlamemecoupe

ET VOUS ?

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Alors voilà, elle est épuisée. Je la regarde, je l’écoute, elle parle, elle parle. Elle est débordée par sa vie. Elle n’existe plus tellement elle s’occupe des autres. La voix tremble un peu, elle s’agrippe à son sac à main, elle a deux ongles rongés, juste deux, et du maquillage asymétrique. Odeur de cigarette et de parfum.
Son mari qui est malade, enfin il ne l’est plus vraiment maintenant, mais bon, il est encore fragile. Et exigeant. Ses enfants qui la préoccupent, surtout le grand qui rentre trop tard, et qui fume. Ses collègues, ses chefs, qui se reposent sur elle, surtout son « n+2 » qui lui dit « J’y arriverais pas sans vous ! Heureusement que vous êtes là… ». Et puis ses parents qui vieillissent, et ses copines qui pleurent des heures au téléphone…
« Et vous dans tout ça ? »
Elle fond en larmes. J’ai du dire une bêtise. Je lui tends un mouchoir.
Elle me dit qu’elle sait, qu’elle n’arrive pas à faire autrement : les autres passent avant elle. Elle n’arrive pas à refuser. Elle « ne sait pas dire non ». Elle dort moins bien, devient irritable, a envie « de tout envoyer balader ».
Je ne sais plus quoi dire. Je ne dis rien.
Parce que tout le monde lui dit (s’occuper d’elle/apprendre à dire non/prendre du temps pour soi). Parce que s’il suffisait de lui dire, elle ne serait pas là. Parce qu’elle répond toujours à ceux qui lui disent (ne sait pas comment faire/ne voit pas comment ce serait possible/ne peut quand même pas refuser de/et puis si je ne les aide pas alors qui va les aider).
Je ne dis rien.
Et puis, je ne sais pas au bout de combien de temps et de mouchoirs, là, d’un coup, je lui dis la première phrase, la première image qui me vient en tête: « Vous avez déjà pris l’avion ? »
Surprise de cette interruption, surprise que je parle apparemment d’autre chose, elle me répond « L’avion ?…oui, pourquoi ? ».
Alors j’en profite. « Voyez-vous, au début du voyage, les hôtesses donnent les consignes de sécurité, elles indiquent les issues de secours, ce qu’il faut faire en cas de panne… certains se moquent même des gestes qu’elles font en indiquant les sorties avec leurs mouvements de bras!… Vous voyez ? » (Je fais les gestes en même temps)
« Oui, je vois bien… » (un petit sourire devant le psy qui imite l’hôtesse de l’air…)
« Et elles nous montrent le gilet de sauvetage et puis elles nous informent qu’en cas de dépressurisation, un masque à oxygène tombera devant nous et qu’il faudra le mettre sur le visage… Et si vous lisez attentivement les consignes de sécurité, vous verrez que, si vous êtes avec un enfant il faut d’abord mettre le masque sur… »
« Sur mon enfant bien sûr ! » m’interrompt-elle.
« Eh non ! Sur vous-même… »
« Mais c’est impossible, je ne pourrais pas faire cela… »
« Sauf que si vous ne le faites pas et que vous vous évanouissez avant d’avoir pu lui mettre le masque, vous en mourrez plus certainement tous les deux… »
Et elle se tait…j’ai du dire une bêtise…
« Euh…Enfin…euh…ce que je voulais juste vous dire c’est que pour aider quelqu’un… »
« …il faut être en état de l’aider…je comprends… »
Elle ne pleure plus. Elle ne parle plus. Elle me regarde. Elle attend une interminable minute, ou deux. Elle dit « Ok, j’ai compris…cette fois j’ai compris. ».
Elle respire. Elle jette ses mouchoirs dans la corbeille.

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Récit à partager du docteur Philippe Aïm, un confrère formidable dont je vous recommande les écrits apaisants et bienveillants ICI

Et comme j’aime bien mettre des visages d’êtres humains sur les histoires que je relaie 👇🏼