Archives mensuelles : février 2019

Tête de tambour

PHOTO que vous pouvez retrouver (ainsi que beaucoup d’autres) sur mon compte Instagram ICI (où je m’essaie à la photo amateur)

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Alors voilà, l’histoire du jour est celle d’une amitié entre une enfant, Sol, et son oncle.

Ça commence quand elle a quatre ans, et ça va durer sept ans.

Lui, il en quarante et il est différent. Il a du mal à communiquer, il est parfois violent avec les autres adultes, mais elle, de sa hauteur d’enfant, elle ne le vit pas de la même façon, car la sauvagerie de son oncle un peu bizarre semble s’apaiser à son contact. Là où les autres voient un adulte à la démarche mécanique, capable d’engloutir 5 litres de coca et fumer 5 paquets de cigarettes en 24 heures, elle elle s’ébahit devant un grand incroyablement excentrique qui a le droit -contrairement aux autres grands qui vont au travail- de passer ses journées entières en pyjama… Ils visionnent de grands films de cinéma, parlent de ses aventures de jeunesse, s’échangent de beaux livres pour enfants, imitent les gens, la famille, les voisins, les passants, et rient… Rient beaucoup. Il lui apprend à cligner des yeux pour ne pas « avoir le regard trop fixe ». Il lui apprend le ciel, ce qui y est caché, il lui apprend la terre et le feu, l’eau, l’air, il lui apprend que le monde est poétique.

Puis les années passent. L’oncle comprend alors qu’il ne reste plus beaucoup de temps : cette sensation merveilleuse d’être avec un autre humain qui ne le juge pas va disparaitre. Il sait que le regard de sa nièce va devenir un regard social, CE regard social qui vous envoie dans une case et vous y enferme. Alors un jour il approche sa nièce -qui a bien grandi- et il lui remet 44 ans de notes sur sa vie et sa maladie, la schizophrénie.

Et il lui dit : « Qu’est-ce qu’on fait quand on a hérité d’une tête pourrie ? On peut mettre ses parents au tribunal, tu crois ? Comme je suis regardé, je suis. Et les autres me regardent mal, très mal, tu sais. Toi, tu as encore le regard lavé. Un jour tu seras écrivain, et tu écriras ce que je n’ai pas pu dire »

L’enfant s’appelle Sol Elias, elle est devenue romancière et de ces 44 ans de notes elle en a fait un beau livre. Ça s’appelle « Tete de tambour » et cela parle admirablement bien de la schizophrénie, mais surtout ça parle de Manuel, 44 ans, et de la façon dont les enfants sauvent parfois les adultes du regard que la société pose sur eux, ce regard qui trace des frontières entre les êtres, vous colle parfois une étiquette définitive sur le front.

Et si on arrêtait, nous aussi, de se jauger et de se juger en permanence ?

Je ne sais pas vous mais franchement, certains soirs, est-ce qu’on aimerait pas tous et toutes que les adultes qu’on croise nous regardent avec la même franchise et naïveté que notre petit neveu et notre petite nièce ?

La peau.

(La photo est de moi. Depuis quelques temps je m’y essaie un peu en amateur. Vous pouvez me suivre ICI. Je suis moins présent sur le blog pour des raisons personnelles qui me rendent très heureux♥️ mais me prennent du temps. Je vous embrasse toutes et tous et vous espère aussi heureux que moi !)

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Alors voilà, je suis au cabinet médical, monsieur Carné entre me confie son problème du moment je lui indique la table d’examen il soulève son tee-shirt pour que je colle le pavillon de mon stéthoscope à ses poumons.

Je vois alors son tatouage.

J’adore tomber sur une personne tatouée : voir le tatouage, le lire, essayer d’imaginer ce qu’il représente pour le patient. C’est peut-être parce que je suis romancier avant d’être médecin, mais j’adore ça. On touche du doigt une histoire.

Monsieur Carné a tatoué une phrase du genre « Apprends de tes erreur ». Il voit mes yeux s’agrandir un peu quand je lis que le tatoueur a écrit « erreur » sans S à la fin.

Il y a un long silence entre le patient et moi. Il voit que j’ai vu. La faute. L’horrible faute. Alors Monsieur Carné sourit, me confie :

« C’était voulu. »

C’est ce qu’on appelle « Un énoncé performatif ». il oblige, parce qu’Elle est là, l’erreur, et qu’elle saute aux yeux. Monsieur Carné est OBLIGÉ de l’accepter.

Les tatoués doivent savoir que, pour devenir médecin, on nous enseigne à décoder les symptômes pour les regrouper en autant de signes qui nous permettront de poser un diagnostic.

On apprend à lire le corps.

Et le tatouage dit quelque chose de nos patients. Il nous aide à situer une personne dans une trajectoire de vie. Pour un soignant, lire ça est précieux car c’est SIGNIFICATIF.

Par exemple, je pense à une lectrice qui, ayant vécu un deuil périnatal, m’a demandé l’autorisation de tatouer sur son bras une phrase lue dans un de mes romans « tu n’es pas mort, je te continue ». Ça m’a bouleversé.

Pour elle, signaler cet événement, l’inscrire dans sa chair comme pour mieux le tenir dans sa main, c’est un premier pas vers la résilience, SA résilience.

La romancière Héloïse Gay de Bellissen vient de sortir un ouvrage qui s’intitule « Parce que les tatouages sont nos histoires. »

Dans cet essai formidable que je vous recommande chaudement, la romancière écrit :

« Le tatouage réveille l’amour de soi en se logeant là où il n’y avait plus de dignité. Tout à coup on adore l’endroit. On veut montrer à tous sa balafre. Bras, cuisse, hanche, le corps est un endroit qui peut être tracé ou retracé. Maintenant j’accueille cette partie de moi marquée parce que j’ai le sentiment de l’avoir confectionnée. »

Ces mots magnifiques, ils sont résumés par la phrase de monsieur Carné :

« C’était voulu. »

Parce que dans une vie humaine, comme dans la vie de ce patient, ou celle de cette lectrice dont je parlais et qui a vécu ce deuil, quantité d’empreintes et de traces s’inscrivent sur nos cuirs et dans nos cœurs sans qu’on le décide. Pas le tatouage.

Ce qu’il y a de plus profond chez l’homme, c’est la peau, disait Paul Valery.

Ce qu’il y a de plus profond chez le patient, parfois, c’est le tatouage.