Archives mensuelles : avril 2018

La petite phrase.

(Photographie : Alexander Shark)

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« Xavier, mon mari, m’frappait beaucoup, avant. Mais depuis 2 mois il a complètement arrêté, Docteur. C’est à cause de ce qui s’est passé l’aut’matin, en faisant les courses. Je vous raconte : il était au tabac en train d’acheter des clopes, moi je l’attendais dans la rue, et là y a ce type, avec un chien, qui arrive à ma hauteur, « t’es bonne ! », il me balance. J’ai dû lui répondre un truc comme « va manger tes morts », normal, quoi ! Qu’est-ce qui vient me faire chier comme ça çui-là ? Et là, le type au chien il a pété une durite, il m’a mis un coup de poing dans le ventre, et après c’étaient des gifles. Xavier est sorti, furax. Ça a été vilain vilain. Plus tard, en r’venant de l’hôpital où on l’a recousu, mon mari s’est tourné vers moi en m’disant : “Quand j’ai vu un autre homme frapper ma femme, j’ai pas supporté, j’ai trouvé ça vraiment trop facile finalement”. Et depuis il me frappe plus. »

Alors voilà.

Et moi, depuis un mois, je retourne ces mots dans ma tête :

« Quand j’ai vu un AUTRE homme frapper MA femme, j’ai pas supporté, j’ai trouvé ça vraiment TROP facile FINALEMENT »

Qu’est-ce que ça veut dire, cette phrase, hein ?

Le texte que j’aurais voulu lire quand j’avais onze ans…

(…et, aussi, durant mes études de médecine, quand certains et certaines se permettaient des réflexions d’une violence inouïe vis-à-vis de certains patients concernés par le sujet. Voilà pourquoi je le publie ici, pour les étudiantes et étudiants qui me lisent, et parce que certains et certaines d’entre vous n’ont pas Facebook)

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Alors voilà, j’aurais voulu avoir un amoureux. Au primaire, au collège, au lycée. Avoir une belle histoire. Une histoire d’enfant. J’aurais voulu avoir droit à ça. Les mots qui s’échangent sous les tables. Le coeur qui bat plus fort. Les secrets qu’on garde à table, quand on vous pince la joue en vous demandant si on a une amoureuse. J’aurais voulu profiter de ma jeunesse. Ne pas tricher toutes ces années. Ne pas mentir. Ne pas faire semblant. Être qui je suis plus tôt. L’être et l’être heureux. Fier. Et montrer l’étendue des talents que me confère cette identité. Ma sensibilité. Ma joie de vivre. Mon envie folle d’écrire.

J’aurais voulu ne pas me contraindre, ne pas faire semblant pour être “comme les autres”. Ne pas faire souffrir mes parents parce que j’étais malheureux et refusais de dire pourquoi. J’aurais voulu être moi plus tôt. Avoir ce que les autres avaient. Ne pas rire quand j’entendais des blagues méchantes visant celles et ceux qui avaient mille fois mon courage d’être ce qu’ils étaient, sans honte, avec fierté.

Comme ce garçon, à l’école, il s’appelait Nathan. Il était gentil, doux, et pourtant ses gestes, sa voix, son identité, bref ce qu’il était de franc, de vrai, d’authentique, étaient moqués parce qu’on lui collait l’étiquette homo sur le front et qu’il n’a jamais démenti. Parce qu’il a toujours relevé la tête. Il m’a fallu des années pour comprendre combien il était plus libre que beaucoup d’entre nous, libre d’être qui il était et de témoigner par sa seule existence de l’extraordinaire diversité du genre humain.

Vous voyez j’aurais voulu ne jamais me moquer de Nathan avec les autres, devant les autres, pour que les autres ne me soupçonnent jamais d’être qui j’étais. J’aurais voulu ne pas rire de ce garçon, j’aurais voulu ne pas le faire pleurer.

J’aurais voulu être amoureux, enfant. Avoir ce que vous avez tous et toutes eu, enfant.

Qui va me rendre ces années perdues ? Ce qui aurait pu être et n’a jamais eu lieu ? Qui me rendra ce qu’on m’a pris ? Et à ce Nathan ? Qui lui rendra justice ? La vérité c’est que j’ai mal. Que j’ai de la colère contre les gens qui nous font ça. Qui nous font faire ça, qui nous rendent comme ça. Ces mêmes gens qui prétendent se battre pour les enfants et qui pourtant mettent dans nos bouches des mots aussi violents.

Mais l’homophobie ce n’est pas seulement quelqu’un qui crie « À mort les PD ! ».

L’homophobie c’est aussi des millions d’existences contraintes, de petits bonheurs universels gâchés, de destinées retardées. Des millions de gens qui ont vécu, vivent, et vivront une autre existence que la leur, une autre vie que la leur, qui marcheront à côté d’eux-mêmes, qui passeront à côté de ce que, au fond, ils étaient destinés à connaître, à aimer, et chérir, et jouir. Ce que nous voulons toutes et tous. Une vie à nous. Une vie qui nous ressemble et nous appartienne.

L’homophobie, la lesbophobie, la transphobie, c’est d’abord des ombres et des millions de vies ratées.

Je suis gay.

J’ai accepté qui je suis et je suis heureux avec cette personne.

Et ceux qui pensent que cela n’a pas à être dit, que l’affirmation d’une orientation sexuelle/identité de genre relève de quelque chose de personnel, ceux-là je les envie car ils ignorent la violence qu’il y a à vivre dans un monde où votre différence est au mieux passée sous silence ou moquée, au pire combattue, psychiatrisée comme aux États-Unis, frappée comme en France, emprisonnée comme en Tunisie, ou déportée dans des camps comme en Tchétchénie.

Ces gens qui ignorent le courage qu’il faut pour accomplir un geste aussi anodin que tenir la main de la personne qu’on aime dans la rue.

Je rêve d’un jour où les personnes gays, lesbiennes, bi ou transgenres n’auront plus à exprimer publiquement leur appartenance à une population sociologiquement minorisée.

Profiter de la visibilité qui est la mienne en tant que romancier pour dire publiquement qui je suis et qui j’aime est un acte éminemment politique.

Oui, la vocation des coming-out n’est rien moins que la visibilité et l’acceptation totale et sans condition d’au moins 5% de la population humaine.

Rien qu’ici, en France, nous parlons d’environ 3 millions de Françaises et de Français.

Ce jour viendra.

Alors nous n’aurons plus à sortir du placard, parce qu’il n’y aura plus de placard.

Alors nous n’aurons plus peur d’être qui nous sommes : le vivant visage de l’extraordinaire diversité du genre humain.

J’y crois, moi, à cette réconciliation.

Et si je parle aujourd’hui, si je confie quelque chose que d’aucun considère comme relevant de la vie privée, c’est parce que je veux dire à celles et ceux qui ont peur comme j’ai eu peur, qui ont mal comme j’ai eu mal, qui sont moqués comme ce Nathan a pu être moqué :

Tu as le droit de t’aimer comme tu es, tu as le droit de vivre fièrement avec celui ou celle que tu aimes, tu as le droit d’exister sans honte, sans culpabilité, tu as le droit de revendiquer ton identité et ta place dans ce monde.

Tu as le droit d’être gay, lesbienne, transgenre, d’accepter qui tu es et d’être heureux ou heureuse avec cette personne.

Tu as le droit.

TU AS LE DROIT.

Vraiment.

(Toutes ces photos sont tirées de banques d’images qui archivent des photos de personnes LGBT+ dans le but de rendre visible la réalité de tant de couples invisibilisés ou condamnés à la clandestinité par la société de leurs époques)

Ce qui est humain.

« Eric est un ami d’enfance.

Mon ami.

Depuis, la maternelle nous sommes ensemble en classe…

Il est brillant brillant brillant…

Tellement qu’il en est presque agaçant !Naturellement, il a choisi médecine.

« Je l’ai promis à papa »

Son père était décédé pendant le concours de sa première année…

Il était brillant brillant brillant… alors ça a marché les doigts dans le nez !

Il a choisi anesthésiste et alors que je peinais à boucler mon dernier cycle de pharmacie, lui était chef de clinique waw… brillant brillant brillant….

Un jour… du stress, sans doute… oui… de l’urgence… une dose mal calculée… un bébé paralysé 6 mois, un dépôt de plainte, une mise à pied du CHU… honte, carrière brisée… descente aux enfers… il était brillant brillant brillant… il brille parmi les étoiles… on m’a dit « il a manqué de soutien », je pense qu’il a aussi manqué de gens pour lui dire : « sois indulgent avec toi-même, mon pote, les erreurs ça arrive, tu es humain, tu fais ce que tu peux, tu entends ? CE.QUE.TU.PEUX. »

Belle journée à toi qui me lis, et n’oublie pas : se tromper, c’est humain !

On le dit tant de fois sans s’en approprier le sens finalement !

J’aurais voulu qu’on le dise à mon Éric. Non ? »

X., pharmacienne.

J’ai vu

(Photo : Baptiste Beaulieu)

Alors voilà, j’ai vu le fils venir et la mère suivre le fils. Lui, 54 ans. Elle, 86.

« C’est pourrr le bilan de ma mèrrre, doctorrr. »

J’ai entendu le fils rouler les r (il est géorgien et il est là pour traduire notre échange à sa maman).

J’ai pris le document et déroulé, devant eux, les résultats :

— Globules rouges : ok.

Le fils a souri.

— Les reins : ok.

Le fils s’est fendu d’un « ahhhh » de soulagement.

— Le sucre : ok.

— Ohhhhh ! Tu entends mama ? Le sucre il dit OK !

— La thyroïde : ok.

— Ah ouiiiiiii ?

— Oui, oui.

Lui :

— Ahhhhhhh. Et le foie ?

Moi, après avoir regardé :

— Le foie c’est okidoki aussi.

— Alors elle va bien ?

— Ses analyses sont parfaites.

J’ai vu le fils lever les mains au ciel, se pencher par dessus le bureau, m’agripper l’avant-bras :

— MERCI DOCTOR ! MERCI MERCI MERCI !

Puis il s’est tourné, a attrapé le menton maternel, l’a serré tendrement puis l’a remué un peu, de gauche à droite, avec douceur et précaution, comme on ferait à un bébé :

— Tu entends, mama ? a-t-il crié parce qu’elle est un peu sourde. Tu vas bien ! TU.VAS.BIEN.

Et il l’a prise dans ses bras et l’a serrée contre lui et tous les deux ils ont basculé, encore avec douceur et précaution, à gauche, à droite, à gauche.

J’ai vu cet homme.

Il avait 54 ans et la pure joie d’un enfant qui garde encore un peu sa maman près de lui.

Je l’ai vu !

Et vous, le voyez-vous maintenant ?