Regarder l’autre.

Photographie : Rosie Hardy
http://www.rosiehardy.com/

 

Alors voilà : externat, premier contact avec des enfants, je suis en mode “Oui-Oui découvre la pédiatrie”…
Stage de néphrologie/pédo-psychiatrie (le mystère des services jumelés… Un jour, ils feront neurologie/proctologie et cela n’étonnera personne…).
J’entre dans la chambre 7, celle d’une patiente de 12 ans, je me présente, commence à rassembler les données.
Ma première erreur ? J’aurais dû lire le dossier avant d’entrer…
– Je suis ici, dit-elle un peu honteuse, car depuis le mois d’août je mouille mon lit la nuit.
Oui-Oui met les pieds dans le plat :
– Que s’est-il passé cet été ?
– Mon père a obtenu une garde alternée. Je ne le voyais plus depuis plusieurs années et du jour au lendemain, j’ai été obligée de passer les week-ends chez lui.
Oui-Oui prend une pelle et creuse son trou :
– Tu n’as pas de bons rapports avec lui ?
Haussement d’épaules :
– Il m’a violée quand j’avais 4 ans.

[ Bon là, Oui-oui n’en menait pas large. C’est assez violent, hein ? ]

– Attends une seconde, je reviens.
Je sors, me jette à la gorge de l’infirmière.
Elle :
– Ah oui, j’aurais dû penser à te le dire.
Exact, mais c’est aussi un peu-beaucoup-énormément de ma faute : c’est écrit dans le dossier…
Les jours suivants, j’explique à sa mère inquiète où nous en sommes des examens.
Son père aussi vient la voir : il a l’air inconsolable, le Padre, inconsolable comme une Piéta piétinée.
Il me voit, me salue.
Moi, je le regarde.
Je ne fais rien de plus.
Juste fixer cet homme triste droit dans les yeux.

(((((( Oui-Oui apprendra à ne pas juger, mais à l’époque, il est jeune et ne pas juger demande un peu de bouteille…)))))

Si je vous raconte cette anecdote, c’est parce que l’évaluation psychiatrique tombe quelques jours plus tard. La psy est formelle, son jugement catégorique : sous la pression de la mère, la gamine a tout inventé lors du divorce de ses parents.
[…]
Le père revient.
Il me voit, me salue.
Je le vois, le salue.
Je ne fais rien de plus.

Je crois que je ne saurai jamais vraiment comment regarder l’Autre. Mais j’apprends.
C’est mon métier : regarder l’Autre.

24 réflexions sur « Regarder l’autre. »

  1. Patiente

    Bravo, ce nouveau site me plaît beaucoup. Un grand bravo à Mademoiselle, j’aime beaucoup la simplicité, la sobriété de la page. Oui vraiment, c’est très bien ! Après les charentaises rafistolées, Monsieur Bibi s’installe dans des Todds sur mesure ! Chic so chic.

  2. Franadaz

    Je dirais que dans la vie, il ne faut pas juger, pourtant, nous ne pouvons nous empêcher de juger, c’est notre façon de nous forger une idée.

    pauvre petite fille, pauvre femme et pauvre père.

    Des bisous

  3. pantherspirit

    BIBI (là je hurle de bonheur),

    Je viens de lire ton « À propos » , qui est GENIAL, et d’ailleurs je vais y retourner car je l’ai dévoré en première lecture mais, maintenant je désire le déguster avec une très lente et indicible délectation.
    Arthur, mon autre bon ami (qui, je le sais, est aussi un de tes très bon amis ) est à mes côtés ,faisant pirouettes et Poêts-Poêts, tout en dansant sur tes lignes un nu blues mâtiné rock and roll : Il répète à l’infini avec un sourire épanoui, « Je est un autre , Nous est un autre »
    Bises aux bulles légères et douces

    1. Pato

      Je ne le retrouve plus, le lien de l’a propos, et quand j’étais dessus j’ai essayé maintes fois de l’ouvrir en vain, la faute à une connexion internet en dents de scie.
      Tu peux me redire où le trouver, siouplait?
      Merci!

      1. Grand33

        propos

        Photographie : Benjamin Isidore Juveneton de http://adieu-et-a-demain.fr/

        Photographie : Benjamin Isidore Juveneton, Adieu et à demain

        Auto-interview (à teneur garantie en auto-dérision) :

        – Salut B. !
        – Salut B.
        – Tu me plais…
        – Merci, tu n’es pas mal non plus.
        [Moment troublant à forte tension sexuelle narcissique : B. passe sa langue sur sa lèvre supérieure. B., lui, redresse les épaules et fait une moue aguicheuse beaucoup trop provocante pour être décrite en détail.]
        – Pourquoi as-tu créé ce blog ?
        – Excellente question, B.
        – Merci. Je suis sûr que j’aurai d’excellentes réponses…
        – Pourquoi ce blog ? Tout simplement pour devenir une rock star, avoir du sexe facile, de la drogue à gogo et finir étouffé par mon vomi à l’âge de 33 ans dans les toilettes publiques du parc des Princes de Paris.
        – C’est tout ?
        – Oh, peut-être aussi parce que je voudrais réconcilier les gens avec le milieu médical.
        – Tiens donc !
        – Explique-toi ? Heu, explique-moi ! Enfin, explique-nous…
        – J’en ai déjà parlé dans cet article.
        – Hum… Très intéressant, mais dis-moi : pourquoi ce besoin de réconcilier les gens avec le milieu médical ? As-tu été malade un jour ?
        – Ça, mon cher, cela me regarde. C’est mon secret.
        – Je suis allé trop loin dans ma question ?
        – Oui.
        – De quoi veux-tu parler ?
        – Du fonctionnement du blog.
        – Vas-y.
        – Alors voilà, je…
        – Pardon, je t’interromps de nouveau, pourquoi ces mots : « Alors voilà » ?
        – Je le raconte dans cette histoire…
        – Très intéressant, mais tu n’y expliques pas pourquoi « Vraiment » à la fin ?
        – Ça, c’est encore mon secret… Puis-je reprendre ? Je disais : je raconte les tranches de vie hospitalière (ou de cabinet de médecine libérale).
        – De tes collègues internes ?
        – Pas que ! Aides-soignants, médecins, infirmiers, chirurgiens, grands professeurs, peu importe ! Nous sommes une équipe. Il y a plus d’amour dans un massage abdominal que dans la prescription d’un laxatif. Il y a plus de miséricorde dans une couverture transformée à la va-vite en coussin que dans la prescription d’un somnifère. L’important, c’est le soin.
        – Mon Dieu, que tu es sérieux tout à coup !
        – C’est vrai, déridons tout ça, regarde : Pouêt-Pouêt !
        – Donc les soignants te racontent ?
        – C’est cela. Je suis un passeur d’histoires. Un docteur conteur… Je les écoute entre le fromage et le dessert. Souvent, ils me disent : je ne pense pas que cette histoire soit passionnante et, souvent, ils se trompent.
        – Tu écris ?
        – Tout. De A à Z. Les histoires des soignants et, aussi, celles des patients. Pour réconcilier deux parties il est nécessaire que les deux parties s’expriment. Regarde, j’en parlais dans cet article…
        – Très bien, très bien… Sans transition : est-il vrai que tu ne fumes pas, ne bois pas d’alcool et ne manges pas de gluten ?
        – C’est vrai.
        – Mais comment t’amuses-tu alors ?
        [Petit sourire en coin]
        – À ton avis ? Que peut faire un homme qui ne fume pas, ne boit pas et ne mange pas de gluten ?
        [Nouveau moment de forte tension sexuelle dans la pièce : B. enlève le haut. B., lui, enlève le bas. B. a un peu froid, ses tétons pointent].
        – Revenons à nos moutons : le soin et mes chroniques.
        – Très bien. N’as-tu pas peur de briser le secret médical en parlant des patients ?
        – EXCELLENTE question ! Tu vois, quand tu veux ! Et la réponse est non. Tout simplement parce que je change les noms, les lieux, les âges et les sexes.
        – Tu veux dire que les femmes qui accouchent dans tes récits sont en fait des hommes ?
        – Exactement… La plupart des anecdotes ne me sont pas personnelles. Elles m’ont été offertes par des soignants. Ils veulent, aussi, montrer aux gens que nous sommes » nus sous nos blues » pour reprendre l’expression d’un de mes lecteurs que j’embrasse.
        – Oui, mais n’as-tu pas peur que les patients se reconnaissent ? Par exemple, dans ce post de la pilule prise par le mari ou cette jeune fille enceinte qui nourrissait son bébé par son vagin, n’as-tu pas peur que les protagonistes sachent que tu parles d’eux ?
        – Bien sûr que non ! Pour la raison suivante : souvent mes collègues viennent à moi en disant « écoute cette histoire, elle est super, très drôle, ou très triste, ou les deux à la fois ! » Hélas, ce ne sont pas des faits uniques ! J’entends par là que ce couple, ou cette jeune fille, ne sont pas des cas particuliers. Je reçois de nombreux mails d’amis des quatre coins de la France qui racontent les mêmes histoires.
        – Oh mon Dieu !
        – Comme tu dis…
        [ Pause, B. se mouche et remet le mouchoir humide dans la poche de B.]
        – Est-il vrai que tu proposes à des artistes d’illustrer tes textes ?
        – Tout à fait. D’ailleurs, c’est un des aspects de ce site dont je suis le plus fier. Pour les gens que cela intéresse, c’est expliqué là.
        – Est-il vrai que tu tiens une tribune hebdomadaire dans le Huffington Post ?
        – Mon site a pour vocation une réconciliation. Je ne peux pas y exprimer mes avis strictement personnels. Heureusement, le Huffington me permet aussi de pousser mes coups de gueule. Ici, par exemple, et ici.
        – On m’a dit que tu avais écrit un livre. Sort-il bientôt ?
        – Nous pourrons l’offrir à la famille pour Noël !
        [Soupir de soulagement de B. qui déteste la corvée des cadeaux et la délègue toujours à ses sœurs.]
        – Est-ce que tu montreras ton visage, quand le livre sortira ?
        – Oui. J’avais le choix de le montrer ou pas. J’ai décidé de le faire. Pour des raisons intimes.
        – Elles sont liées à ton secret ? À la raison pour laquelle tu veux réconcilier les gens avec le milieu médical ?
        – Tu as tout compris. On ne peux rien te cacher, B., mais tu poses encore une question de ce genre et je quitte le plateau plus vite que Christophe Hondelatte chez Ruquier.
        – Tu ne peux pas, B. : je suis dans ta tête.
        – C’est vrai.
        – Il paraît que tu veux ouvrir un dispensaire à Pondichéry. Un lieu d’accueil et de soins primaires pour les prostituées.
        – Je suis content que tu en parles. Avec le temps et le succès, les motivations peuvent s’émousser. Là, au moins, mes lecteurs sont au courant. Je ne pourrai donc pas faire autrement. Je construirai ce dispensaire puisque je m’y engage devant eux… Soit je crée une structure ex-nihilo, soit j’aide une structure déjà présente à se développer. Peu importe dans combien de temps (je veux voyager après mon internat…) : je le ferai, question d’honneur.
        – Tu utilises donc tes lecteurs comme un piège à loup moral ?
        – Tout à fait.
        – C’est un peu mélodramatique, B.
        – Tu me connais, nous ne sommes pas autrement dans la vie que mélodramatiques…
        – Pourquoi cette ville et pourquoi les prostituées ?
        – Cela me regarde. Je vous en parlerai plus tard…
        – Comment vois-tu cet endroit ?
        – Idéalement ? Ce serait une ambassade pour les femmes qui vendent leur corps. Pondichéry est une des plaques tournantes de la prostitution en Inde. Il y a du boulot, je pense. Pour l’instant mon idée n’est qu’un vague projet, mais je vois cela comme une grande maison où elles seront accueillies, soignées et nourries. On ne leur pose pas de question, on se garde bien de leur faire la moindre morale, elles viennent et partent quand elles veulent. Une ambassade pour des Reines.
        – Qui les soignera ?
        – À ton avis ? A quoi peut bien servir d’être lu par des internes, des aides-soignants et des infirmières si ce n’est pour les faire trimer un peu !
        – Tu veux dire que tu solliciterais tes lecteurs issus du milieu médical pour assurer là-bas des missions de courte durée ? À titre bénévole ?
        – Tu as tout compris ! Ils viennent, visitent cette ville sublime et prennent un peu de leur temps pour donner un coup de pouce. Je précise le plus important : ce sera dans un cadre apolitique, strictement non confessionnel et laïque.
        – Une dernière question ?
        – Oui ?
        – Aimes-tu l’être humain ?
        – Mieux que ça : je le défends.
        – Et tu comptes le défendre longtemps ?
        – Laissons le mot de la fin au vieux Sénèque : « Tant que nous sommes parmi les Hommes, pratiquons l’humanité ». Tu sais quoi, B. ? Je crois que le vieux a putainement raison !

        Fin de l’interview, B. se serre la main, s’attrape par la taille, effleure ses lèvres, et dans un affolant moment de schizophrénie intime murmure à son oreille « Je est un autre ».

  4. roger santos

    On apprend tout au long d’une vie et encore, nous partons avec encore beaucoup d’ignorance. Mais bon, à l’age mûr on sait mieux manœuvrer devant la vie !!! Bien amicalement. Bonne soirée et bon dimanche. Euh, si toutefois tu es de repos.

  5. Raoul

    Il ne faut pas juger, et pourtant : j’aime beaucoup vos textes et ce nouveau site !
    Continuez à me faire prendre conscience des choses «faciles» de la vie.

  6. Kat

    Très beau post sur le regard que l’on porte sur l’autre, sur la part de subjectivité que l’on ne peut renier mais que l’on peut toujours remettre en question…
    Sinon, j’aime beaucoup le style de ce site tout neuf, en particulier Ulysse et les sirènes. Une allusion aux douces – ou moins douces -paroles que le médecin débutant doit s’efforcer de ne pas entendre ?

  7. helenedecout

    Sérieux (non en fait ce n’est pas VRAIMENT sérieux !), il est très accueillant ce nouveau format, trop accueillant même… je n’ai pas résisté à retourner piocher dans les articles des archives, j’y retrouve le même plaisir et les mêmes émotions et le temps file à toute vitesse. Et forcément, je navigue sans savoir où ça va s’arrêter (Ulysse y serait-il pour quelque chose ?) : “A propos”, “e-respect”, “FB”, … En plus des textes, je me régale toujours avec les photos, VRAIMENT merci!
    Une “im-patiente” de lire les prochains articles !

  8. Francis Benveniste

    Ne pas juger, ça fait joli, ecrit comme ça. Mais au fond, pourquoi ne pas juger? Se faire une idée, n’est-ce pas juger? J’aime la compote. J’aime moins les baffes. Deja un jugement : les baffes sont coupables, il n’y a pas a y revenir.
    Apprendre a ne pas exprimer son jugement. Là, peut–être…

  9. pas glop

    Alors voilà, la dernière fois que j’ai eu ma mère au téléphone (je lui demandais pourquoi elle n’avait jamais réagi devant les trempes que je prenais), elle m’a répondu :
    “Entre toi et l’argent, j’ai choisi.”

    ça ne s’invente pas. Je ne l’invente pas.

    J’ai d’énormes problèmes relationnels avec l’argent. 😉
    Les fous ne le sont peut-être pas tant que ça. Les vrais fous sont très discrets. Insoupçonnables.
    Alors voilà, je n’ai pas rigolé tous les jours.

  10. Estelle

    J’ai tout lu, j’ai pleuré, j’ai ri, je crois que j’ai même une fois pleuré de rire (la nana qui vend du rêve) J’ai été émue, beaucoup. Je crois intimement que c’est ça la vie, de l’émotion, du partage, des petites touches de “quel bonheur !” au milieu de… tout le reste.
    Pendant mon 1er stage de 1ère année (moi, je suis assistante sociale. On aurait peut être bien besoin de se réconcilier aussi) j’ai été confrontée à cette même situation, sauf que notre job à nous, c’était de l’aider, lui. Impossible d’y être indifférent, l’être humain est sensible et émotif (bon, surtout moi). La professionnelle a mes côtés m’a dit une phrase que je n’ai jamais oubliée “on peut juger l’acte, on ne juge pas la personne”

    Alors voilà, merci pour tout. Continuez, ce que vous faites a du sens.

  11. Steff

    Pour le coup, le jumelage de services tombait à pic!
    ( bonsoir, je découvre votre blog, bravo, j’adore! ( et oui, je pense au livre pour les cadeaux de noël!) )

  12. Hum

    Et si la psy s’était plantée ?
    C’est arrivée à ma petite nièce, de 5 ans, la psy, sa mère, ses grands-parents l’ont traité de menteuse
    pourtant il y avait bien eu viole ..

  13. Katiad

    selon des études judiciaires anglo-saxonnes, les mensonges sur le viol par inceste concernent 2% à 10% des plaintes. Autrement dit, dans 90% à 98% des cas, ces viols sont véridiques ; plus l’enfant est jeune, plus le pourcentage de “mensonge” diminue.
    Que l’histoire racontée par cette fille soit vraie ou pas, lui imposer une garde alternée est déjà une violence suffisante pour justifier l’énurésie …

Répondre à Benoit Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *