Ceux qui nous tiennent droits.

A. pour Amélie.
Ce texte devait être lu lors des obsèques d’Amélie. Je n’ai pas pu. La personne qui devait me remplacer n’a pas pu. Je le livre en l’état avec la photo à la demande de la famille. C’est, je crois, la chose la plus intime que nous livrons sur ce site alors, amis lecteurs, pardonnez-nous.

Ceux qui nous tiennent droits.

Alors voilà une soirée à l’internat. On attend des nouvelles d’Amélie qui n’a pas embauché aujourd’hui.
On mange, on discute, on rit. Des bonbons, du chocolat, des blagues.
Les hydrates de carbone font leur effet : L. propose de mettre de la musique. On éteint la lumière, on danse.
On n’est pas inquiet : Amélie a 25 ans et à 25 ans les balles passent à côté.
M. l’interne en pédiatrie a eu une mauvaise journée, elle décide, à 23h de faire du Pilate sur le canapé. On danse dans le noir et elle fait le poirier : contre le mur, contre la chaîne Hi-Fi.
H. débarque de son astreinte, se trouve un coin de table, mange sa soupe dans le noir, nous regarde.
Très (trop ?) joyeux.
M. à son Pilate nocturne, H. à sa soupe, L. et moi à nos gesticulations.
T. et E. fument sur la terrasse.
Le téléphone sonne, H. décroche, la musique s’arrête.

[…]

Ceux qui nous tiennent droits.

C., amie d’Amélie, de garde aux Urgences, a été inquiète toute la journée.
Il est 2 heures du matin, elle nous voit débarquer. Elle comprend, ses yeux rougissent, elle me repousse, a ces mots magnifiques :
– Et maintenant, comment voulez-vous que je fasse mon boulot ?
2 heures du matin, elle sait que son amie est morte, elle pense aux patients dans leurs chambres.
C. interne en médecine générale.
Et moi, de dire : “Je ne sais pas comment tu vas faire ton boulot, mais aujourd’hui, là, maintenant, je sais que quelqu’un va le faire à ta place.

[…]

Ceux qui nous tiennent droits.

On se souvient d’Amélie.

Les gens qu’on aime ne meurent jamais. Ils sont toujours là. Ils sont le doux et le sucré. Ils insufflent en nous le bon, le beau et le fort. Ils inspirent ce que nous sommes de franc, juste et vrai.
Ils sont les bonnes décisions que nous prenons dans la vie. Ils sont le chocolat chaud qui nous attend au bas des pistes en hiver, le vent tiède sur nos joues au printemps ou le parfum qui monte du sol échaudé après la pluie en été. Ils sont le soignant qui relève le soigné, ils sont le fruit généreux et le cri des nouveaux-nés.

Ils sont.

Certains jours nous vivons lâches, vils et méprisables.
Certains jours nous vivons généreux, superbes et triomphants : ces jours là, nos morts sont derrière nous et nous poussent au sublime.
Ils sont ceux qui nous tiennent droits.

On se souvient d’Amélie.
VRAIMENT.

15 réflexions sur « Ceux qui nous tiennent droits. »

  1. Alise

    Je retire ce que j’ai dis. Encore une foi, j’ai pleuré.
    Il n’y a pas lieu de s’excuser pour ce billet. Merci, au contraire, d’avoir partagé quelque chose d’aussi intime.

  2. Estelle

    Quel texte . Il y a 15 jours nous avons perdu un membre de l’équipe qui est décédé en sortant du travail d’un accident de la route, je ne pourrai jamais l’oublier car son décès est survenu le jour de l’anniversaire de mon fils ! Ce jour-la, la tristesse et la jour réunie en même temps comme dans notre métier ! Il faut se souvenir des gens que l’on aime

  3. E.

    je viens relire ce post après la lecture du livre. Et les larmes coulent de nouveau face à cet hommage. Elle doit être fière de toi, Amélie, depuis le pays des arcs en ciels et des poneys multicolores…

  4. Mimie

    Merci…
    Un texte merveilleux, qui fait couler les larmes et remonter plein de souvenirs…
    Oui, ils nous tiennent droit. Ils sont nous, en nous. Et le resteront à jamais.
    Merci…

  5. pascal

    Je me souviens de l’avoir lu il y a un an. Je viens de le relire et l’émotion est toujours là. Bon vol Amélie et des pensées pour tes proches à qui tu manqueras toujours, grâce à cet hommage beaucoup pensent à vous aujourd’hui.

  6. Linda

    Un matin, on tombe du lit ! Le téléphone vient de sonner ! Trop tôt ! Les yeux plein de sommeil, on articule un vague “allo”, encore pâteux. On ne comprend pas la voix angoissée, on ne comprend pas les mots qui se bousculent … Puis on raccroche en se disant que c’est encore une dispute amoureuse entre adulte. C’est la fête des morts et il va falloir se lever bientôt, préparée la cérémonie commémorative. Des gâteaux, du café et des petits mots joliment calligraphiés que l’on sera content d’échanger au cimetière, devant la tombe de notre père.
    Alors, on oublie la voix de cette fille, enrouée, angoissée, hoooo, simplement fatiguée qui me demande à six heures du matin si j’ai vu mon fils car son portable ne répond pas ! La fête d’Halloween, c’est sûr, ils se sont encore chamaillés et il ne veut pas être dérangé !
    On déjeune entre soeurs, entre neveux, nièces, maris, mère, beau-père …
    On est allés voir notre père. Il faisait froid, un froid qui mord pour nous tenir en alerte. Et beau ciel bleu. Il fallait sacrement grimper pour atteindre le cimetière. On a bu un café, mangé des gâteaux. Puis, cela a été l’heure de se quitter ! Et on s’est embrassés. Demain, il fallait se lever tôt, on avait encore une sacrée route à faire et on ne pouvait trop tarder.
    Dommage, mon grand n’est pas là. Halloween, la fête, les copains ! On ne va tout de même pas l’embêter avec nos histoires, lui qui a toujours été là ! Juste cette fois, m’a-t-il ! Je viendrai avec toi en fin de semaine, d’accord Mamounette d’amour !
    Elles auront été ses dernières paroles.
    Ces instants nous appartiennent. Ils ne peuvent être ni effacés, ni oubliés, ni même enterrés. Ils surgissent quand on les attend le moins possible. Sous la douche, devant un film coréen, en regardant défilé le paysage à travers la vitre du train, en attendant sa fille à la sortie de l’école, en écoutant un orchestre symphonique au fond d’un siège de velours rouge, ils s’immiscent en nous, imperceptiblement, prenant possession de notre circuit limbique. Les amygdales s’affolent, le lobe frontal est en vacances. L’émotion est à son comble : irréversible de la mort. On pense NOOOOOOON… Il est en Angleterre, en séjours linguistiques, dans la famille, chez des amis … NOOOOON Il va revenir !
    Puis, un matin le téléphone sonne. Et le coeur ne s’emballe plus. Un autre matin, le ciel est bleu mais on n’en pleure plus. On regarde haut, tout la haut … et on pense qu’il nous protège. De beaux souvenirs nous accompagnent à chaque instant. Puisque j’ai décidé de VIVRE alors je dois vivre mais BIEN.

  7. Cilou

    Hier soir, je relisais ce post…
    J’ai essayé de le lire à voix haute, pour le faire (re)découvrir à Thomas. Ce n’est pas facile de parler avec autant de larmes dans la voix. Ce texte est simplement magnifique.

  8. echodeltaindia

    Voici plusieurs années que je garde ce texte bien au chaude dans mon cœur comme un trésor ! Merci pour ce cadeau ! J’aime à le partager de temps à autre…

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *