L’homme qui voulait voir Rome et les Pyramides.

Pour ma co-interne, surnommée très justement “Ritaline”.

Alors voilà, il est 19 h 30 à l’internat et nous nous préparons à une fabuleuse soirée dont le thème central, très excitant, est “Soupe de tomate sans basilic et (presque) sans croûton”.
(Oui, je sais, je vends du rêve !)
Votre serviteur, toujours friand d’une bonne dyssynchronie, propose à ses collègues :
– Ça vous dirait un peu de champagne ?
Éclair de gourmandise chez mon auditoire.
Nous voilà partis, Ritaline et moi, chez ce petit épicier en tablier bleu : Me Carrefour.
À l’entrée, nous croisons un vieil homme, l’air décidé, la ride joyeuse, un sac de sport sous le bras.
Son visage ne m’est pas inconnu, je baisse les yeux : au poignet, le bracelet d’hospitalisation que nous passons aux malades souffrant de troubles cognitifs sévères.
WTF ! Mon patient s’est enfui de l’hôpital !
Je m’étrangle :
– Monsieur Cervantes ! Qu’est-ce que vous faites là ?
Lui, immobilisé, les yeux courant de droite à gauche, tel Jojo-Lapin pris dans le viseur d’un fusil :
– JE PARS EN ÉGYPTE ! ET À ROME !
Là, à ce moment précis exactement, grande illumination : je sais que le champagne nous passe sous le nez. Une lumière s’allume à droite de mon hypothalamus, éclairant un grand tableau noir où s’inscrivent les mots “CONSCIENCE PROFESSIONNELLE”. Juste sous le tableau, une petite bouteille pleine de bulles taille sa route très loin de moi en ricanant “Ce métier ? Tu l’as voulu, tu l’as eu !”. La bouteille chante “Voyage en Italie” et roule en Vespa.
– M. Cervantes ! Ce n’est pas de ce côté-là, l’Égypte ! Et l’Italie non plus !
– De toute manière, en marchant beaucoup, avec du temps, on y arrivera.
M. Cervantes est un poète : tous les chemins mènent à Rome ET Gizeh, c’est bien connu !
Il a vraiment envie de voir du pays… Nous marchons beaucoup. Jusqu’à ce que les flics contactés par ma bonne copine Ritaline nous rattrapent enfin. Ça court vite un papi, même sans dromadaire et sans Vespa.
Nous rebroussons chemin et arrivons devant l’épicerie pour voir M. Carrefour abaisser les grilles de son échoppe, d’un air sûr et définitif.
J’avise le vigile, me compose une mine de déterré (genre Pete Doherty sous acide) et je pleure à genoux en me griffant le visage et la poitrine :
– S’IL VOUS PLAIT ! S’IL VOUS PLAIT ! Nous voulons juste une bouteille de champagne, nous sommes étudiants en médecine et nous venons de sauver la vie d’un BÉBÉ !

Bon, d’accord, vous froncez les sourcils : où était le nourrisson dans ce grand tas de mots ?
Comment appelez-vous un être humain qui fait caca/pipi dans des couches, n’a pas de dents et mange de la purée ?
Vous voyez…
Et puis, entre nous, un jour, monsieur Cervantes a été un nouveau-né… Peut-être même que ses parents ont fêté ça avec des bulles !

On a ramené M. Cervantes à l’hôpital. Il nous a promis du champagne si on s’occupait bien de lui. Sur la porte de sa chambre, pour qu’il la retrouve facilement, on a collé une feuille avec un chameau orange et rose qui s’essaie au deltaplane en criant ” OH YEAH ! BABY ! JE BOSSE ! JE BOSSE ! “.

Le retour… de FROTTIS !

Vous aviez découvert ma copine interne dans le LIVRE et dans quelques anecdotes du site, vous l’aimiez bien, elle vous manquait… La re-voilà !
(PS : j’ai dansé avec elle samedi soir, très, très tard… Elle est dans une forme olympienne et est super contente de son surnom ! Non je déconne ! Elle le déteste… mais quand je crie “FROTTIS !” elle se retourne alors… si c’est pas un signe ça…)

Alors voilà visite à domicile de Frot-Frot chez un vieil homme. Le médecin traitant la prévient par téléphone :
– Tu verras, il n’est pas facile.
– C’est-à-dire ? demande mon amie.

((((((( C’est à dire que si tu changes beaucoup de lettres à “il n’est pas facile” ça fait “c’est un vieux con”.))))))

Monsieur Boutin n’aime pas la modernité. Il n’aime pas non plus les chats, les chiens, les facteurs, les pompiers, le boulanger, la pâtissière, les ours en cage et les ours en liberté. Il n’aime pas Beyoncé, mais ne se refuse pas non plus à détester Yves Montand ou Jacques Brel. En vérité, il n’aime rien, ni personne, et quand Frottis entre chez lui, elle débarque avec l’assurance qu’il reste encore un peu de place dans sa poche à venin pour la détestation du corps médical.
Monsieur Boutin est aveugle. Il ne voit plus depuis 1978 et, miracle de sa nature misanthrope, il déteste AUSSI les aveugles. Son petit-fils à l’allure un peu roots et babacool salue Frot-Frot et l’amène dans le vieux salon du vieux monsieur qui accueille la jeune médecin en rouspétant.
Frottis l’examine et s’applique.
Elle étouffe un rire, aussi… Au mur, il y a des photos d’êtres humains. Des blancs, des noirs, des jaunes, des rouges. Tous les représentants du globe sont là.
– Jolies photos, dit Frottis en sifflant.
Papi hausse les épaules de lassitude et souffle en grimaçant :
– La famille… je n’en voulais pas, mais mon petit-fils a dit que ce serait bien d’avoir des photos de la famille. Pour ce que ça m’importe !
Son petit-fils raccompagne l’interne, elle baisse sa vitre, il lui dit :
– Il déteste vraiment les noirs, les arabes et les asiatiques. Il déteste tout le monde, alors c’est ma manière à moi de venger tout le monde.

Le comble du racisme ? Pisser sur Jacob sans pisser sur Delafon !
José Artur

Et si vous partagiez ? Sur Facebook ou Twitter ou par mail ou pigeon voyageur ?
C’est juste en bas à droite de l’article ! Merci les gens !

Le maître joyeux.

Alors voilà cet homme avait 93 ans quand je l’ai vu pour la première fois.
J’étais en première année de médecine, je suis entré dans l’amphithéâtre et une rumeur est montée de la foule compacte des étudiants : “PAPI ! PAPI ! PAPI !”.
Moi, pauvre béotien de premiere année, j’ignorais que la fac avait un grand-père.
– C’est qui, ça, papi ? ai-je fait à un redoublant.
Il a ri, a ouvert de grands yeux béats d’admiration et, comme s’il parlait des jardins suspendus de Babylone, il a dit en tremblant :
– TU VAS VOIR !…
Tout à coup la musique de Star Wars a retenti dans les enceintes, les lumières se sont éteintes et une poursuite s’est allumée sur le fond de la salle. “C’est lui, ai-je entendu prononcé par les autres avec des trémolos d’admiration, IL ARRIVE”;
La porte s’ouvre, on entend un bruit de sabre laser et une silhouette minuscule, les épaules recouvertes d’une longue tunique marron, courbée en deux de “bonne vieillesse” entre dans l’amphithéatre, les “PAPI” redoublent d’intensité, on tape du poing sur la table, on trépigne, je tape du poing, je n’ai aucune idée de ce que je fais, mais je le fais, s’il faut taper, tapons !… Soudain, une deuxieme silhouette surgit derrière la premiere, elle est droite, menaçante ; j’assiste alors à un combat avec des baguettes d’anatomie mimant de vrais sabres laser, l’un des combattants triomphe, c’est lui, le plus frêle des deux, les lumières se rallument, la tunique tombe, ce sont, partout autour de moi, des tonnerres d’applaudissements et je vois, au pied des marches un homme ridé comme une figue mûre, sourire d’enfant aux lèvres qui lève ses bras en vrai prédicateur et lance joyeusement :
– Bonjour les gamins, je suis le doyen Guy Lazorthes et je vais vous apprendre les sciences humaines appliquées à la Santé.
L’homme a 93 ans, il enseigne encore à la faculté de médecine. Il commence ses cours par une petite mise en scène toujours différente et il est un puits de science. Parfois, c’est vrai, il place la découverte des Amériques en 1789, mais on lui dit et il sourit, il nous répond que, de toute manière, Christophe Colomb n’était pas quelqu’un de rancunier, et il le dit comme si c’était un pote à lui venu déjeuner dimanche dernier…
Monsieur Guy, PAPI, membre de l’Académie de médecine et de l’Académie des sciences en 1975, Grand Croix de l’Ordre national de la Légion d’honneur en 2003, co-fondateur du plus grand hôpital de Toulouse et de son Université des Sciences, pionnier dans la recherche sur l’anatomie du cerveau et de la moelle épinière.
C’était surtout, pour beaucoup d’étudiants en médecine, un fabuleux maître Jedi.
Il est décédé il y a quelques jours à l’âge de 103 ans.
Et vous voyez, nous, ses étudiants, on ne réalise pas vraiment, parce que jusqu’à l’âge de 103 ans, il s’est rendu à la Faculté de médecine.

Chaque joie est un gain, et un gain est un gain, si petit soit-il.
Robert Browning

PS : merci aux lecteurs limougeauds ! C’était super de se rencontrer…

La femme qui voulait faire un régime.

L’histoire c’est O. L’écriture c’est moi, je me suis mis dans sa peau pour la raconter.

“Alors voilà, Docteur, j’aimerais perdre un peu de poids, je ressemble plus à rien, on dirait un loukoum mouillé… dit-elle en riant. C’est décidé, je dois me mettre au sport, aller dans une salle de muscu, un endroit bien fermé, bien chaud, avec de la musique à fond, du gros son Boum-Boum, bien binaire, genre clip pour boîte de nuit un peu pourrie, trente six bonhommes en short et un coach qui hurle “vous êtes gros, vous êtes gras, vous sentez la température qui monte ?”, un truc genre Véronique et Davina en mode hardcore, voyez le genre ?… Bref, m’faudrait un certificat d’aptitude au sport…
Ensuite elle me dit qu’elle adore les barres chocolatées.
Parfois, quand elle n’a pas le moral, elle se met devant un bon film et elle se prépare un “Plateau de quatre” : un Twix, un Bounty, un Lion, un Mars.
Je m’apprête à lui dire de commencer par arrêter ça, quand elle me devance :
– C’était il y a treize ans, j’étais jeune, je me suis fait avorter, le médecin, l’infirmiere, les autres, ils ont été géniaux, mais quand je suis sortie de la clinique, j’ai vu ce distributeur, j’ai mis une pièce, deux pièces, trois pièces, j’ai commandé un Twix, un Bounty, un Lion, un Mars, je les ai mangés en chialant devant l’hosto, assise sur un parapet du parking. C’est comme ça qu’est née la tradition du “Plateau de quatre”. Parce qu’on a beau dire, on n’oublie jamais, je crois, et moi ça me fait comme une douleur là, au niveau des ovaires, une méga-contraction, genre bulldozer dans le bide et quand j’y pense, quand j’ai mal, seul le chocolat, le sucre et la noix de coco me soulagent…
Elle se plie en deux, fait ressortir ses bourrelets, les tire un peu en avant et les fait tressauter avec ses doigts.
Elle me sourit, elle ajoute mi-amusée, mi-triste :
– C’est con d’avoir bouffé du chocolat ce jour-là… si j’avais pris des céréales Spécial K allégées ou du Coca-Cola Light, on en serait vraiment pas là…

Je ne sais pas si elle va rire ou pleurer, je ne sais pas si ce qu’elle vient de dire est drôle, douloureux, ou seulement profondément humain et donc très beau, alors je lui fais faire trente génuflexions, je l’ausculte, je lui prends le pouls et la tension artérielle.
Enfin, je lui délivre son “certificat de non contre-indication à la pratique du sport en salle.”
Puis je passe au prochain être humain.

Le souvenir du bonheur n’est plus du bonheur ; le souvenir de la douleur est de la douleur encore.
George Gordon

Pouêt-Pouêt.
Moi.

(((((PS : tout commentaire déplacé a propos de ce post sera impitoyablement et irrémédiablement jeté à la poubelle.
Une bise à tous.
Et je suis au salon du livre de Limoges ce week-end et à celui d’Arcachon 3/ 4 et 5 mai !! )))))

Le dieu des Rhino-pharyngites.

Alors voilà j’aime bien les personnes âgées, mais pas quand elles pètent dans mon bureau.
(quelle entrée en matière !… courte, efficace, un brin trop naturaliste, j’en conviens, mais nous sommes des machines à vapeurs et quiconque a une formation scientifique et connait son “cycle de krebs” sait à quel point la vie toute entière est littéralement une usine à gaz…)
Non, vraiment, je n’aime pas quand madame Cassoul, 86 ans, ce vendredi soir à 19 heures 30, vient s’installer toute guillerette dans mon bureau pour partager ses douleurs rhumatismales et ses flatulences. Moi, d’une élégance so british que je tiens de ma mère, je fais mine de n’avoir rien entendu, même si, très vite je me demande comment un si petit corps peut produire autant de gaz… miracle de la nature… Madame Cassoul est vieille et très sourde, ce qui présente peu d’avantages si ce n’est celui de ne pas s’entendre “chanter”. Je ne dis rien, je serre les dents, pince le nez, examine, prescris, souris, pense au patient d’après et là me vient un doute affreux : “et si le patient d’après croit que c’est moi ?”.
Vous vous direz sûrement que c’est idiot, que j’ai vu la mort, la sale, la vraie, celle qui déchire les familles, que j’ai même fait des stages en hématologie-pédiatrique (croyez-moi rien n’est plus dur au monde que l’hématologie pédiatrique, chapeau les équipes, chapeau bas…) et pourtant, à ce moment précis, celui où madame chante avec son colon sigmoïde, je ne pense qu’à une chose : “qu’est-ce que le prochain patient va penser de moi ?”
Madame Cassoul se lève, moi aussi, Madame Cassoul chante un dernier air en Do majeur (très réussi ce dernier chant… Trop ? Je me rassois, terrassé).
– Adieu, Madame Cassoul…
– Au revoir Docteur, je ne vous dis pas “à bientôt !”
(la blague préférée des patients… se lever et dire “je ne vous dis pas au plaisir de se revoir…)
J’ouvre une fenêtre, minuscule, la prochaine patiente arrive. Jeune et, en plus, “physiquement très intelligente”. Je me décompose… “Elle va croire que c’est moi, elle va croire que c’est moi, elle va croire que c’est moi…”
– Bonjour Docteur, je viens parce que j’ai une rhino-pharyngite, je n’arrive plus à respirer par le nez et j’ai les narines bouchées.

YEEEEEEEEAH !

God bless la rhino, je veux dire : que Dieu bénisse la rhino-pharyngite !

Amen !

Dieu a le sens de l’humour ! Regardez l’ornithorynque !
Dogma

Le haricot, c’est le piano du pauvre.
Le grand-père de Cicero, un lecteur !

L’HOMME SOUS LA NEIGE.

L’histoire c’est F., la mise en scène et l’écriture c’est moi.

(Pour AMÉLIE, comme tout ce que j’écris depuis l’autre nuit, là, il y a un an, hier, toujours. J’ai hésité pour ne pas rappeler de mauvais souvenirs aux membres de sa famille qui sont devenus des amis, mais c’est bien de parler encore d’elle, de ne pas oublier surtout…)

Pièce en trois actes.

Un personnage : Le clochard.

Acte I

Nuit d’été. Deux rochers. Un vieux clochard, assis sur le rocher de droite. Il parle en regardant les étoiles.

Le Clochard : ” Alors voilà on aime une personne, on partage ses repas et ses rires, on écoute ses confidences, un jour nous nous trouvons père/frère/fils/ami d’humanité avec elle. Oui, on peut être beaucoup de choses pour une seule et même personne. Un jour, sans un bruit, la Mort vient à petits pas et nous la vole. Alors il nous pousse un vide au creux du ventre. Un vide et cette pensée fixe, obsession de l’impossible absence : “Ainsi donc il existe des départs sans retour !” La mort vole et contre elle, on ne peut pas gagner. On ne peut pas prendre la personne aimée et courir sous la neige, courir dans la neige, s’époumoner jusqu’au bout de ses forces pour la ramener à la vie. S’il suffisait que la neige tombe et de courir contre elle en serrant fort la personne qu’on aime pour la sauver, il n’y aurait plus d’enterrement. Les gens se mettraient à courir. Et peu importe le froid. Et peu importe le blizzard.
Ils le feraient. ”

Acte II

Scène I

Le Clochard se lève, change de place, s’assoit sur le rocher de gauche. La lune tombe sur lui et dévoile son visage dont la moitié gauche est brûlée.

Le Clochard : ” Alors voilà, la petite fille toussait beaucoup. Elle s’étouffait comme une jolie petite truite posée sur une berge après la pêche. Elle avait 6 ans. Son père a murmuré à son oreille “Monte dans la voiture, ma chérie, on va aux Urgences.”
Il a roulé vers l’hôpital, c’était l’hiver. Il y avait de la neige. Sur le sol, beaucoup, et qui tombait du ciel, beaucoup. La voiture a fait un drôle de bruit, elle s’est arrêtée. Dehors, tout était calme.
Sa petite ne toussait plus du tout, car tousser demandait trop d’effort.
Alors le Père a pris le petit corps fatigué, il a mis une couverture autour parce qu’il faisait froid. Il a couru dans la neige. Il a couru sans regarder en arrière parce que c’était sa fille, qu’elle mourrait dans ses bras, que la voiture avait fait ce drôle de bruit et s’était arrêtée dans le silence de la campagne. Une voiture, ça peut être comme une petite fille, ça peut mourir brisée par le gel.
Au loin, il y avait les lumières de l’hôpital. C’était là-bas qu’il irait, malgré cette immensité blanche autour de lui, en haut, en bas, contre lui et sa petite.
Il a couru sous, dans, contre le blanc.
Partout : lui, elle et la neige. Partout.”

Acte III

Scène I

Le Clochard revient s’assoir sur le premier rocher.
– La petite fille est morte.
Il se lève, change encore de place, pierre de gauche et dit :
– La petite fille a été guérie.

Le Clochard se lève et s’enfonce dans la nuit en disant ” Qui sait ? Il n’y a pas de vérité en ce monde, et même dire ça est un mensonge”.

Rideau

FIN

“Qui sait ? Il n’y a pas de vérité en ce monde et même dire cela est un mensonge.”
B. Scott

Nota : seul F. sait la fin de l’histoire. Je n’ai pas voulu la savoir. D’ailleurs, ce que F. sait de la fin de l’histoire est peut-être faux.

De l’art d’avoir toujours raison.

Alors voilà, nous étions avec le chef de gynécologie obstétricale et nous recevions les patientes enceintes dans son bureau.
Chaque fois, lors de la consultation du premier mois, je le voyais poser sa main sur le ventre de madame Issue ou de madame Desecours, de madame Porte ou de madame Desortie, prendre un air très pénétré, froncer les sourcils broussailleux et dire :
– Ce sera une fille ! Souvenez-vous bien de ce que j’ai dit et que je l’ai écrit là !
Puis il sortait le carnet de suivi et notait à la date du jour : “SEXE DU FŒTUS : MASCULIN”
Ou alors, il disait :
– Ce sera un magnifique petit gars ! Souvenez-vous bien de ce que j’ai dit et que je l’ai écrit là !
Et, dans ce cas, il notait :
“SEXE DU FŒTUS : FÉMININ”

À la fin de la journée, intrigué, je pris mon courage à deux mains et demandai ce que signifiait ce drôle de manège.
Il partit d’un grand éclat rire, sonore et tonitruant, un rire de chef d’état russe :
– Ça, gamin, c’est l’art d’avoir toujours raison ! Si j’ai dit que le bébé serait une fille, et que la suite de la grossesse me donne tort, la mère s’en souviendra. Me faisant remarquer son erreur, je lui adresserai une tape affectueuse sur l’épaule je lui répondrai que non, je ne me trompe jamais, qu’elle a dû mal entendre. Je sortirai le dossier et je lui montrerai que j’avais inscrit “Sexe masculin” lors de notre première consultation. Inversement : si j’avais prédit l’arrivée d’un garçon et que c’est une fille, rebelote. Là aussi, je lui montrerai le dossier. Bien évidemment, dans 50% des cas, je n’ai pas à sortir le dossier car le hasard fait bien les choses et a le bon goût de ne pas me contredire.

Ébloui devant tant d’intelligence, de rouerie et de ruse, je m’inclinai.
J’avais affaire à un maître.

Il me reste tant de choses à apprendre pour devenir un bon médecin, je veux dire : il me reste VRAIMENT tant de choses à apprendre.

Le jour où j’ai pleuré.

(Pour ma mère, évidemment !)

Alors voilà, comme tout le monde, j’ai des automatismes : quand je suture, je parle des enfants/petits enfants etc… pour garder l’esprit du patient focalisé sur des choses agréables (je dis agréable peut-être parce que je n’ai pas encore d’enfants…).
Fin de garde, j’entre dans la chambre d’une patiente que je dois suturer. Alzheimer c’est moche. Alzheimer à 54 ans c’est TRÈS moche.
Premier trouble en entrant dans la chambre : elle ressemble étrangement à quelqu’un que je connais et que j’aime. Je dépasse ce petit égarement et je salue la patiente et son fiston de 26 ans qui l’accompagne.
J’installe tout, je me mets en stérile (oui, oui, c’est l’expression : certains se mettent en rogne ou à leur compte, nous on se met en stérile). Le fiston attrape la main de sa mère. Il va rester pour la rassurer.
Au moment de l’anesthésie, j’ai de nouveau cet automatisme idiot :
– Vous avez des enfants ?
Question stupide… Elle en a trois, mais elle me dit, droit dans les yeux, avec ce visage que je connais et que j’aime parce que j’ai le même à la maison :
– Non, aucun.
Je regarde son fils, il baisse la tête vers le sol, comme si sa douleur était en train de s’y trainer en rampant et qu’il saurait la faire taire d’un coup de talon : “CHLACK ! Tiens ! Prends ça dans les dents, douleur de mes couilles !”
Là, je me suis redressé, j’ai arraché ma blouse en plastique, j’ai menti au fils et à la mère :
– Excusez-moi, je reviens dans une minute.
Mensonge ! Je ne suis jamais revenu dans la chambre : après m’être mis en stérile, j’ai préféré me mettre au vert : j’ai transmis le dossier à Chef Tout-Doux et je suis allé m’enfermer dans les vestiaires lâcher les vannes des glandes lacrymales sans trop savoir pourquoi ça débordait.
Allergie subite au bouleau/boulot ? Fatigue ? Stress ? Grossesse ? Peut-être suis-je enceint ? Impossible : je n’avais pas envie de fraises et je suis un homme. Quoi, alors ?
Ah, oui…
Peut-être le visage de la patiente, cette pâle figure qui ressemble étrangement à une personne que j’aime et qui s’inquiète pour moi depuis 28 ans. J’ai eu un peu peur à l’idée qu’un jour elle ne me reconnaisse plus.

On ne gère rien, on croit gérer-tout-contrôler-tout-savoir, mais l’inconscient est VRAIMENT au dessus de tout.

On est de son enfance comme on est d’un pays.
Antoine de Saint-Exupéry

(Mon pays ressemble à une femme au bord d’une fenêtre, avec des taches de rousseur sur le visage, c’est l’été, on joue avec mes sœurs et mon pays prépare une tarte au citron en me donnant des cours de mythologie grecque. Voilà.)

L’enfant qui aimait sa mère.

Pour A. et S.

L’histoire c’est Docteur S., l’écriture c’est moi.

Alors voilà Madame Sapho qui vient avec son fils, Thomas, 13 ans.
Depuis quelques semaines, Thomas accumule les mauvais résultats scolaires et témoigne d’un comportement de petit merdeux.
– Qu’est-ce qui cloche, Thomas ? demande Docteur S.
– Rien.
– Tu en veux à ta mère ? Parce qu’elle a refait sa vie ?
– Non…
– Parce qu’elle vit avec une femme ?
Haussement d’épaules.
– Elle fait ce qu’elle veut.
– C’est parce que tu te poses des questions sur ton père ?
Madame Sapho ne pipe pas un mot. Il y a 13 ans, elle est partie en Belgique avec sa compagne. C’est là-bas que Thomas a été conçu.
– Parfois, c’est vrai, je me demande depuis quand j’étais congelé, dit Thomas. Peut-être que le sperme venait du moyen-âge ?
– Tu sais bien que ce n’est pas possible.
– Parce qu’il n’y avait pas de congélateur à l’époque ?
– C’est ça, oui, parce qu’il n’y avait pas de congélateur à l’époque.
[Silence]
– Tu as des questions sur le mode de vie de ta mère ? Sur la façon dont deux femmes peuvent s’aimer ?
Ce qui, en gros, revient à demander “mais comment fait maman avec maman quand les piles du vibromasseur sont à plat ?” Les docteurs ne sont pas toujours très subtils…
– Non ! Je m’en fiche, c’est ma mère, je veux qu’elle soit heureuse.
– On se moque de toi ou de ta mère à l’école ?
– Non ! Ils ne le savent pas et ça ne les regarde pas.
[Silence]
Madame Sapho détourne le regard, son corps se tord en avant de douleur rentrée.
Thomas se met à pleurer.
– Elle me manque, dit-il, ma mère me manque…
Madame Sapho attrape la main de son fils et serre.

La compagne de Madame Sapho est partie d’un cancer du sein il y a deux ans. Parfois, les meilleures explications sont aussi les plus simples, comme un ado qui déconne à plein tube parce qu’un de ses parents est mort et ne reviendra pas.

Sitôt que je vois ton visage,
ma voix se brise,
Ma langue sèche dans ma bouche,
un feu subtil court sous ma peau,
mes oreilles deviennent sourdes,
mes yeux aveugles.
Mon corps ruisselle de sueur,
un tremblement me saisit toute,
je deviens plus verte que l’herbe.
Je crois mourir…

Poème de Sapho, entre -650 et -580 avant J.C.

Vous pouvez écouter le dernier album de Carla Bruni et de Frédéric Francois… ou vous pouvez partager cet article sur Facebook/Twitter/mail, etc !

La bise à tous, c’est toujours un plaisir de vous retrouver ici +++…
Baptiste B.

Un gars dur.

L’histoire c’est J., infirmier, l’écriture c’est moi. Juste merci !
Pour raconter, c’est ICI

Alors voilà il arrive grand, cassé en deux tellement il est grand, gras aussi, un peu rouge, la voix éraillée mais douce, la peau pelée et sèche.
C’est le Père GéantVert
Un gendarme dirait “tiens, voilà un client pour nous…”
Un boucher dirait “tiens v’la l’équarrisseur !”
J. est infirmier, il dit donc “tiens, v’la un patient.”
– Qu’est-ce qui vous amène ?
Réponse laconique :
– Mal à la main.
L’infirmier commence à dérouler le bandage de fortune que s’est confectionné Père GéantVert.
– Racontez-moi, demande J.
Nouvelle réponse toute aussi lapidaire :
– J’ai mis la main où je devais pas.
– C’est à dire ?
((((( Oui, les soignants sont chiants, ils aiment bien savoir le pourquoi du comment, ça permet de savoir quel traitement donner, pour quoi et comment…))))
– J’étais aux champs, je poussais la machine pour sillonner la terre… (Haussement d’épaules.) …et j’ai mis la main où je devais pas !
Lampion clignotant dans la tête de l’infirmier : TÉTANOS FIESTA ! TÉTANOS FIESTA ! TÉTANOS FIESTA !
– La machine était propre ?
Magnifique réponse du Père GéantVert :
– Ben oui, c’est ma terre qu’elle sillonnait !…
(Évidemment.)
– J’avais pas le temps de rentrer, je me suis occupé de la plaie en enveloppant le tout avec ma chaussette.
– Votre chaussette ?
– Ben oui, j’avais rien d’autre ! Pas de bandage, rien…
– Elle était propre, cette chaussette ?
Magnifique réponse :
– Ben non, c’était une chaussette !
(Évidemment.)
– Vous avez désinfecté, au moins ?
– Non, non, j’ai pas eu le temps de refaire le bandage…
– C’était quand ?
-Trois jours.
J. ouvre le pansement et là, savez-vous ce qu’il trouve ?
LA chaussette, celle qui est sale (parce que sinon c’est pas rigolo…)
Depuis trois jours.

Il y a des gars durs, je veux dire : il y a VRAIMENT des gars durs.