Archives mensuelles : septembre 2015

L’homme qui chantait.

L’histoire c’est F., l’écriture c’est moi. Merci F. Si vous voulez raconter, c’est ici !

Alors voilà, son copain la battait, elle s’est enfuie. Elle l’aimait encore. Mais elle est partie. Sauver sa peau. Elle l’aime, il la frappe, elle l’aime encore. Elle sait que l’amour ce n’est pas ça, mais on décide de rien. Elle change de ville, change de département, même. Elle se retrouve seule, sans amis, sans famille, sans même un toit pour passer la nuit… La rue, c’est terrible ça… La rue… Elle a tenu bon, tenu debout, un bon bout de temps, debout, tenu, droite, tenu, tenu, tenu, elle serre les dents, puis un jour “crac”, les barrières s’effondrent. Elle fait une bêtise, et si tu changes quelques lettres à “faire une bêtise”, ça fait “essayer de partir voir les poneys multicolores plus tôt que prévu”. Elle a 22 ans, elle est loin de ses proches, et elle se retrouve de longues journées à attendre, les yeux dans le vide, allongée sur le lit d’un hôpital psychiatrique. Coincée dans un autre monde, oui, elle est coincée… Elle connaît le plafond par coeur, chaque tache, chaque aspérité, elle les connaît.

[…]

Ce jour-là s’annonçait pour elle comme les autres : pas envie de manger, pas envie de se laver, pas envie de se lever, pas envie de vivre… Dans le service, un aide-soignant passait dans les chambres pour changer les draps de lit. Vous voyez, rien de très formidable jusqu’ici… sauf que l’aide-soignant faisait tout cela en chantant. En chantant ! Elle ne pourra jamais expliquer ce qui s’est passé à l’instant où il a commencé à chanter “La vie en rose” de Piaf. Pourtant, elle s’est levée… spontanément ! Pour la première fois en deux semaines ! Elle s’est sentie attirée par sa joie, comme l’insecte va vers la flamme. C’était mystérieux, cet abandon joyeux dans ce lieu froid, triste, blanc et vide; tout à coup, c’était comme si le plafond n’avait plus d’importance. Elle s’est levée et elle a marché jusqu’à cet homme sans trop réaliser ce qu’il se passait. Arrivée devant lui, elle s’est sentie bête, elle savait pas quoi dire. L’aide-soignant s’est arrêté en la voyant plantée devant lui comme un piquet.

– Vous pouvez continuer ? S’il vous plaît…

– De quoi ?

– De chanter.

Il a repris avec Piaf, encore, mais “Je ne regrette rien”. Elle, elle l’a suivi jusqu’à ce qu’il ait fini son service, elle l’a suivi comme les enfants perdus la nuit suivent les étoiles, dans les contes. Elle pleurait. Les larmes coulaient sur ses joues, c’était la première fois qu’elle pleurait depuis qu’elle avait dû dire adieu à son ancienne vie. Depuis des mois, c’était la première fois qu’elle ressentait une autre émotion que la peur.

Le lendemain, cet aide-soignant était parti en vacance et elle ne l’a jamais revu. Elle ne connaît pas son nom, et elle regrette de jamais avoir pu lui dire merci… Mais tous les jours, depuis, quand elle doit se lever le matin, elle écoute “Je ne regrette rien” de Piaf. Elle repense à lui, à cette chanson hors du temps. Elle chantonne. 

Aujourd’hui, elle me dit qu’elle va mieux. Elle a son propre appartement, elle a retrouvé ses proches et elle a un chat (c’est un détail qui lui tient à coeur).

Ou qu’il soit, son aide-soignant à la peau colorée, elle lui souhaite de ressentir tout le bonheur qu’il a réveillé en elle à l’époque.

Ah, j’oubliais ! En Janvier, elle va commencer une formation. Elle a décidé d’être aide-soignante…

La femme qui n’avait jamais vu d’hommes heureux.

Témoignage PERSONNEL (notez les majuscules) donc unique, j’insiste encore, et ne valant QUE pour elle. Il nous vient de I., merci à elle. Les commentaires irrespectueux iront à la poubelle (si, si, je vous assure ne me tentez pas !). Je le pose ici car il a sa place dans mon petit catalogue d’humanité. Je n’ai pas d’avis sur la question et si j’en avais un soyez sûr qu’ils serait en tout point parfaitement politiquement correct.




Alors voilà, elle s’est assise en face de moi et elle a dit :

<< Docteur, je vous ai écrit un texte, parce que c’est plus facile.>> 

Elle me tend un papier, et je lis :

<< Avant, j’étais une pute. J’aime ce mot, pute ; on lui enlève souvent ses lettres de noblesse mais pour moi pute c’est un métier, un art et une nécessité dans notre société.

Huit ans que je n’ai pas mis ma blouse de pute. Que je ne choisis plus mes dessous avec un sérieux redoutable. Que je n’inspecte plus mon corps comme un outil de précision. Que je ne me farde plus de mon sourire de miss France. Bref 8 ans que je ne rends plus service à ces messieurs.

Ces messieurs : mon travail, mon amour, ma crainte et ma détestation. Je les ai plus aimés que je ne les ai détestés. Certains bons, certains lâches, certains dangereux, certains nauséabonds. La société dans mon lit. Un panel représentatif, sous moi et sur moi.

J’ai eu de tout, du très jeune au très vieux. De l’Apollon à l’handicapé grabataire. Je n’acceptais pas tout et tout le monde, je pouvais choisir ma clientèle. J’étais ma petite entreprise et toutes les filles peuvent pas en dire autant… Seule, j’étais seule. Aux commandes de mon corps, d’abord, et seule devant leur bite ensuite. J’aime aussi ce mot bite. Quand on veut le rendre noble on dit pénis. Moi la bite elle me fait penser a une taupe quand elle dort. C’est complexe, une bite. Peut-être même plus qu’un vagin et sa vulve. J’aime aussi ce mot vulve. Vulve. Celui-là, il me fait rire. Je l’aime vraiment bien. Je ne suis pas là pour partager mes goûts sémantiques. Je vous dis cela parce que je crois que si on change quelque lettres à pute ça peut faire << doctoresse ou super-héro du cul >>. Glorifierai-je ce métier pour me déculpabiliser ? Pour accepter le fait d’avoir vendu mon corps, mon temps et mon écoute ? Certainement.

Mais d’un autre côté, je pense sincèrement que j’ai préservé quelques femmes de se faire violer dans un coin sombre d’un parc, préservé quelques femmes mariées de se sentir obligées d’accepter en elle leur homme après une journée harassante ou simplement quand le plaisir n’était plus au rendez-vous. 

J’ai sauvé des hommes face à leurs doutes d’eux-même, de leur dégoût face à leur corps (beaucoup d’homme détestent leur corps, mais on n’en parle pas, on dit qu’il n’y a que les femmes pour ça). Je les ai sauvés de leur honte face à leurs désirs, de leur colère fâce aux femmes.

Médiatrice entre leur ÇA et le SURMOI de la société. J’essayais au mieux de panser leurs plaies et guérir leurs bobos.

Comme vous, je pense, j’ai dû comprendre, toucher, laver et écouter leur corps. Entendre, analyser, deviner et accepter leurs pensées.

J’aimais ce travail, différent chaque jour, parsemé deci-delà de quelques habitués auxquel on s’attache, mais qui, au fond, nous désespère quelque peu.

Je me sentais utile aux autres. J’aimais donner un peu de tendresse à ce monde brutal. 

Mais parfois je voulais qu’ils disparaissent, que ce flot de misère humaine cesse de se répandre sur mes draps, qu’ils aillent les vivre ailleurs leurs problèmes ; je ne voulais plus les voir ni les approcher. Envoyer tout valdinguer et élever des chèvres dans les Galápagos (je sais y en a pas là-bas, mais d’ou l’idée de génie !).

Pourtant, finalement, le matin au réveil, je savais que ma journée n’allait pas être vaine. J’allais sauver, apaiser, écouter quelqu’un.

Parce que soyons honnête, ça peut AUSSI être dur d’être un homme dans ce monde. J’aimerais que les gens comprennent un tout petit peu que les Putes ne sont peut-être pas parfaites, ni parfaits, mais ils ont à charge un pans de la société qui souffre. Voilà, c’était mon histoire. >>

Je replie le papier, lève la tête. La Dame en face de moi me regarde faire, prend une longue inspiration, puis elle lâche :  

<< Je n’ai jamais croisé de clients heureux. >>

Protéger la vie. 

Bonjour à tous,Tout d’abord merci à tous ceux qui sont venus ce week-end à Nancy, pour votre gentillesse et votre bienveillance, cela m’a mis du soleil dans le cœur pour au moins 1000 ans. De quoi réattaquer la semaine à 200 %.

Je remercie les lecteurs et lectrices qui m’ont offert des bonbons, des confitures, des chocolats (hélas, si une de mes soeurs est dentiste, aucune n’est diabétologue !). Je remercie (même) celles qui m’ont offert du Munster, mon stand a senti le fromage tout le week-end (“C’est moi où ça sent bizarre ?” dixit mon éditrice de passage sur le salon). 

Ci-joint, vous trouverez un article écrit ce week-end pour le Huffington-Post (je ne sais pas quand j’ai eu le temps) :

Protéger la vie.
C’est un article que j’ai écrit dans le cadre d’un projet de psychologie que j’ai sur “Les réseaux sociaux et les commentaires comme révélation ou falsification du réel” (Oui je sais, entre la médecine, les projets, les livres, le blog médical, le blog de poésie, la famille, et… bref, d’autres choses, je dors peu la nuit !)

Je vous embrasse et j’en profite pour dire que c’est toujours un plaisir de vous lire,

Baptiste Beaulieu
PS : je compte sur vous pour rester courtois en commentant cet article. Pas de violence, c’est les vacances.

Vous ne connaissez pas Victor.

Alors voilà Victor. Victor est grand. Tellement que, avec un râteau il croit presque pouvoir attraper des oiseaux. Même qu’il a essayé une fois. Parce qu’il aime bien les animaux. C’est doux, les animaux, << ça ne fait pas mal si on ne leur fait pas mal>>. Victor il entend des voix dans sa tête “sale raclure de merde!”, “tu ne vaux rien!” “Pauvre tacheron de chiotte”. Pour les éteindre, ou au moins les assourdir, il écoute de la musique tout le temps. Une mélodie différente dans chaque oreille. Il a un premier MP3 dans la poche droite, un deuxième dans la poche gauche. Jamais, jamais, jamais vous ne verrez Victor sans ses écouteurs. Même en consultation, il les garde et moi je dois parler très très fort quand il me pose des questions :

– Vous pensez que je suis un pauvre résidu de capote trouée ?

– NON, VICTOR !

– Mais la voix, elle…

– LA VOIX, C’EST LA VOIX. ELLE EST ELLE, MOI JE SUIS MOI, VICTOR !

– Merci, Docteur.

– DE RIEN, VICTOR !

Souvent, dans la rue, dans le métro, les gens se moquent de lui parce qu’il parle tout seul et qu’il a une tête et un regard de boxeur très concentré. Il fait de son mieux pour leur pardonner, aux gens, mais parfois ça déborde trop et comme Victor est du genre plutôt gaillard balafré et susceptible, ça finit assez mal en général. Il a fait plusieurs séjours en hôpital psychiatrique, Victor. Il est plutôt apprécié, là-bas. Il joue au Ping-pong avec le plus vieux résident, monsieur Nerval, qui a “gagné il y a quarante ans le championnat du monde de Ping-pong schizophrénique. J’ai joué cinq jours d’affilé contre moi-même.” Ça les fait rire, Victor et lui. Ils ne sont dupes de rien…

Victor, il a aussi une assistante sociale et elle l’aide beaucoup. Il a pas eu de papa, il a pas eu de maman, Victor. Les frères et sœurs, il connaît pas. Les soignants, ce sont eux sa famille. Victor a tout raté à l’école et comme il parle tout seul, personne ne veut l’embaucher.

– C’est la peur, Docteur. Je “donne de la peur au gens” et quand les gens ont cette peur qui leur arrive dessus, dessous, dedans, rien ne peut aller contre cette peur.

– JE COMPRENDS, VICTOR !

Si vous le croisiez un soir, nul doute que vous changeriez de trottoir. Pourtant, je vous l’assure, vous ne connaissez pas Victor, car dans ses écouteurs, il écoute du Chopin à droite, de la country à gauche.

<< J’ai tout essayé. Y a que ça. Chopin et la Country. Un Autrichien en santiag. >>

Moi je souris, j’ose pas lui dire que Chopin est polonais…

Le soin.

En congés cette semaine, je vous remets ici un article publié dans une revue médicale et que vous m’avez demandé. Je reviens la semaine prochaine avec de nouvelles histoires ! Prenez soin de vous…

Vous connaissez Spiderman : il s’agit d’un jeune homme piqué par une araignée radioactive grâce à laquelle il développe différents superpouvoirs. La phrase qui revient dans chaque bande dessinée est la suivante : « Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités. » Nous, médecins, mettons au monde, soignons, soulageons, guérissons, sauvons. C’est notre quotidien. Soigner, soulager, guérir, sauver. Mais si notre travail n’était que cela, même la personne la plus équilibrée du monde développerait un complexe de Dieu. Y a-t-il un grand pouvoir à exercer notre profession ? Je le pense. Il y a donc de grandes contreparties : les responsabilités de Spiderman.
Nous frayons avec la peur, la douleur, la mort. Nous sommes en première ligne. Nous traitons avec l’animalité humaine, les actions et les sentiments primaires. Je voudrais évoquer les familles de nos malades. Même l’homme le plus érudit, avec les meilleures manières du monde, se transforme en bête quand la personne qu’il aime a mal. Alors que l’équipe soignante revêt son armure préférée, celle avec les coudières blanches et les grosses coques d’épaule, celle qui atténue la douleur, celle qui te fait revenir au boulot le lendemain, parce qu’il y aura d’autres personnes à aider, à sauver, l’homme s’enfonce. Et du fond de son trou, il voit les guerriers en armure aller et venir. Il ne sait pas que cette armure, celle que nous portons et qu’il déteste, va permettre au médecin/aide-soignant/infirmier de sauver, plus tard, cette autre personne qu’il aime, que cette armure sera le point d’ancrage dont il aura besoin quand il se sentira devenir fou d’inquiétude pour son enfant, son ami, son amour.
Le médecin fait le métier le plus beau et le plus laid du monde. Il prend un ascenseur émotionnel une bonne centaine de fois par jour, il sauve. Mais il perd. Avec le temps, il est de plus en plus difficile d’enlever l’armure… Alors, un jour, certains médecins ne l’enlèvent plus. Pas volontairement, simplement pour gagner en temps, en efficacité. Parce qu’il faut toujours « sauver plus de monde ». Le paradoxe de notre métier ? Être des plus humains tout en nous obligeant à nous protéger de notre propre humanité pour pouvoir l’exercer. N’ayons pas honte de montrer que nous sommes nus sous nos blues. Pour que ce moment d’incompréhension où la fracture se fait, cesse d’être un espace de déchirure mais un simple lieu de réconciliation.
Un jour viendra où nous n’aurons plus besoin d’hôpitaux. On inventera une pilule panacée, un miracle qui guérit toutes les maladies et efface les douleurs. En attendant ce moment-là, dans très très longtemps, il y aura toujours des hommes debout chargés de relever des hommes couchés pour les garder au monde. Ce geste, ce bras tendu, c’est ce qui nous sépare de la barbarie et de l’anarchie, c’est ce qui fait l’humanité en l’homme et le rend plus beau que ses divinités. Tant qu’il y aura le soin, nous serons des hommes. Vraiment.